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Cette traduction inédite en français a été réalisée par Arnaud Courgey et coordonnée par Claire Parfait sur un financement ANR - programme IDEX (©) dans le cadre du projet de recherche Écrire l’histoire depuis les marges - HDML.

Référence du texte traduit :
George Washington Williams, « Retrospection and prospection », History of the Negro Race in America from 1619 to 1880 : Negroes as Slaves, as Soldiers, and as Citizens. Together with a Preliminary Consideration of the Unity of the Human Family, an Historical Sketch of Africa, and an Account of the Negro Governments of Sierra Leone and Liberia, chapitre XXIX, New York, G.P. Putnam’s Sons, 1883.

>>> Lire l’intégralité de l’ouvrage en anglais et en libre accès sur archive.org

Notice de la traduction :
George Washington Williams et la première synthèse de l’histoire africaine-américaine : History of the Negro Race in America (1882-1883)
Par Claire Parfait


George Washington Williams

16 octobre 1849, Bedford Springs, Pennsylvanie — 2 août 1891, Blackpool, Angleterre

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Pasteur baptiste, avocat et historien, George Washington Williams est l’auteur d’un des premiers livres sur l’histoire des Africains-Américains en deux volumes, History of the Negro Race in America, 1619–1800 et 1800-1880.




Références de citation

Williams George Washington, Courgey Arnaud (trad.) (2018). “George Washington Williams, « Rétrospection et prospection »”, in Le Dantec-Lowry Hélène, Parfait Claire, Renault Matthieu, Rossignol Marie-Jeanne, Vermeren Pauline (dir.), Anthologie des historiens africains-américains (1850-1950). Écrire l’histoire en situation de ségrégation, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-01-2 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?George-Washington-Williams- (...))

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Traduction de Arnaud Courgey
Coordination de Claire Parfait


Les Trois Grandes Catégories de Tribus En Afrique. L’approvisionnement des Marchés aux Esclaves d’Amérique à partir des Classes Malades et Criminelles d’Afrique. L’Amérique dépouille l’Afrique de 15.000.000 d’Âmes en 360 Ans. L’Endurance de l’Homme Noir. Ses Magnifiques Exploits en tant qu’Ouvrier, Soldat et Etudiant. En Première Ligne à la Guerre, et en Première Ligne dans son Dévouement pour la Patrie. Ses Particularismes. Les Erreurs de Mme Stowe. Son Amour Grandissant pour L’Ecole et l’Eglise. Ses Progrès en Général. L’Homme Noir Survivra. Il est Capable d’assumer tous les Devoirs du Citoyen. Le Mélange des Races ne le fera pas disparaître. Le Noir Américain civilisera l’Afrique. L’Amérique mettra en place des Liaisons Maritimes par Navire à Vapeur avec le Continent Noir. L’Afrique sera enfin constituée d’États, et « L’Éthiopie accourt, les Mains tendues vers Dieu 1. »

Il a été démontré que l’on peut répartir les tribus d’Afrique en trois catégories : les tribus des régions montagneuses, les tribus des régions gréseuses, et les tribus des régions alluviales ; celles des régions montagneuses étant les plus puissantes, celles des régions gréseuses ayant une puissance moindre, et celles des régions alluviales constituant le groupe le moins puissant. Les marchés aux esclaves d’Amérique furent en grande partie approvisionnés 2 par deux catégories d’Africains, à savoir les criminels et le rebut de la société africaine, sur qui s’acharnent les maladies endémiques de ces régions, et que déciment les guerres menées par les tribus plus puissantes qui depuis des siècles déferlent des montagnes vers les replats. Cependant, quelques membres des couches supérieures se sont retrouvés dans ce pays. Environ 137 tribus noires sont représentées aux États-Unis.
Pour chaque esclave qui débarqua sain et sauf en Amérique du Nord, il y en eut un qui mourut au cours de sa capture, de son acheminement jusqu’à la côte, ou de la traversée. C’est ainsi que sur une période de 360 ans, l’Afrique fut spoliée d’environ 30 millions d’âmes ! Lorsque l’on se souvient que les Noirs d’Amérique sont issus des classes criminelles, malades et inférieures de l’Afrique, le fait qu’ils aient réussi à survivre à un asservissement aussi brutal est tout simplement phénoménal. Sous-alimentés et accablés de travail ; pauvrement vêtus et logés dans des conditions sordides ; leur autel familial renversé et qu’on permit à des hommes intelligents de piétiner de manière infâme ; et cependant, alors même que la loi leur fermait l’accès à la source du savoir dont l’âme humaine est toujours assoiffée, les Noirs d’Amérique ont fait preuve d’un extraordinaire pouvoir de récupération, d’une capacité à s’élever envers et contre chaque acte de cruauté de l’homme et envers et contre les forces mêmes de la nature, jusqu’à une humanité et un civisme éclairé qui ne peut que susciter l’admiration de l’historien circonspect, impartial et mesuré. Ils ont surmonté les obstacles au développement et à la mise en valeur de l’Amérique du Nord ; ils ont rapporté des milliards de dollars à un peuple dépensier et dissolu ; ils se sont avérés être de bons ouvriers, des marins compétents et des soldats hors pair. Au cours de trois guerres, leur courage sans faille leur a valu la couronne des héros ; et en temps de paix, ils ont prouvé leur attachement à un gouvernement stable. Lors de la guerre pour défendre l’Union, 186.017 3 hommes de couleur s’engagèrent au service de la nation, et ils participèrent à 249 batailles 4. De 1866 à 1873, outre l’épargne placée dans d’autres établissements bancaires, ils déposèrent 53.000.000 dollars dans les banques des Affranchis des États du Sud ! De 1866 à 1875, il y eut sept lieutenants-gouverneurs noirs dans les États du Sud ; deux Noirs furent élus au Sénat des États-Unis, et treize le furent à la Chambre des Représentants des États-Unis. À ce jour il y a eu cinq ambassadeurs noirs. Il y a eu dix membres noirs d’assemblées législatives dans les États du Nord ; et 620 Noirs sont employés dans les ministères à Washington. Ce peuple remarquable qui au départ ne disposait d’aucune école, en compte à présent 14.889, ce qui représente 720.853 écoliers ! Et ces chiffres ne tiennent pas compte des enfants de couleur inscrits dans les écoles blanches des États du Nord ; et pour autant qu’il soit possible de s’en procurer les données, il y a actuellement 169 étudiants de Couleur qui fréquentent des universités blanches dans les États du Nord.
Le premier sang versé pendant la Révolution américaine fut celui d’un Noir, Crispus Attucks, le 5 mars 1770. Le premier sang versé pendant la guerre pour défendre l’Union fut celui d’un Noir, Nicholas Biddle, qui faisait partie de la toute première compagnie à traverser Baltimore en avril 1861 ; et le premier Noir à tomber au champ de bataille s’appelait John Brown ! Le premier régiment noir de l’Union fut constitué dans le premier État à faire sécession de l’Union, la Caroline du Sud. Son colonel était originaire du Massachusetts et diplômé de Harvard. La première bataille à laquelle prirent part des troupes noires eut lieu en Caroline du Sud. Le premier régiment noir recruté dans le Nord participa à sa première bataille en Caroline du Sud, au Fort Wagner, où il s’immortalisa à jamais. Les premières troupes noires à être recrutées dans la vallée du Mississippi le furent par un officier du Massachusetts, le Général B.F. Butler ; et elles y combattirent pour la première fois sous la direction d’un autre officier du Massachusetts, le Général N.P. Banks. La première fois que l’armée Confédérée fit acte de reconnaissance de troupes noires se produisit en décembre 1863, lorsque le Major John C. Calhoun, petit-fils de l’homme d’État de Caroline du Sud du même nom, remit un drapeau blanc entre les mains du Major Trowbridge du Premier Régiment de Couleur de Caroline du Sud. Le premier régiment qui pénétra dans Petersburg était constitué de Noirs ; de même, les premières troupes à entrer dans la capitale Confédérée à Richmond furent les deux divisions noires du Général Godfry Weitzel. Les derniers coups de feu tirés sur l’armée de Lee à Appomattox le furent par des soldats noirs. Et après qu’un vil complot, dans une ultime tentative de trahison de l’Union, eût abattu notre Président bien-aimé, ce fut un régiment noir qui veilla sur sa dépouille, et qui défila dans le cortège solennel qui escorta l’illustre défunt depuis la Maison Blanche. Et le 15 mai 1865, à Palmetto Ranch au Texas, c’est le 62e Régiment de Troupes de Couleur qui tira la dernière salve de la guerre !
Plusieurs tentatives ont été faites pour définir les caractéristiques raciales de l’homme noir, mais elles n’ont pas été couronnées de succès.
Mme Harriet Beecher Stowe a écrit davantage, et de façon plus juste sur le Noir américain que toute autre personne pendant le siècle en cours. Elle a dépeint la vie de la plantation avec minutie et méticulosité. Elle a donné au monde des portraits comiques et tragi-comiques dont la splendeur et l’horreur ne périront qu’avec le langage qui leur a donné corps.
Cependant, les personnages de Mme Stowe souffrent de certaines imperfections flagrantes. « L’oncle Tom » est doux comme un agneau, trop bon, trop obséquieux. C’est un enfant qui a fini de grandir, et pourtant lui font défaut les attributs d’une virilité adulte. Son esprit est faible, son corps fort, trop fort au vu de son absence manifeste de fougue et de passion 5.
« Dred » est le personnage qui fait preuve de la plus grande élévation spirituelle de l’époque, il est prophète, prédicateur et saint. Il est tellement noble. Son éloquence est sans égale, et il connaît si bien la bible qu’il pourrait en être l’auteur 6. D’ailleurs, il incombe à chacun des héros de Mme Stowe de se tourner vers la religion, de s’y plonger totalement, et ensuite de se préparer à mourir. Il règne chez ses personnages principaux une terrible mortalité.
Mme Stowe n’a montré qu’un aspect du caractère noir, et cet aspect est terriblement exagéré. Mais l’exagération est une tendance naturelle de toutes les fortes personnalités comme la sienne. Wendell Phillips 7 ne dit jamais la vérité, et en même temps il dit toujours la vérité. C’est un homme aux convictions fortes, et il exprime toujours ses convictions avec force. Son tempérament est poétique, il peint avec sa plume, et par conséquent il se réclame de la licence poétique et de la licence artistique. Mme Stowe appartient à la même école d’écrivains. L’agneau et le lion se fondent en une seule entité dans le caractère noir. L’erreur de Mme Stowe est d’attribuer à l’homme noir un caractère et un tempérament particulièrement religieux. C’est là que l’erreur se révèle. L’homme noir n’est pas, comme elle le présuppose, l’être le plus dévot du monde. En un sens, il a davantage de religion et il a moins de religion qu’aucune autre race. Et pourtant, si on le considère indépendamment des circonstances dans lesquelles il s’est trouvé dans ce pays, son degré de religiosité n’est pas si élevé que cela. Mme Stowe se saisit d’un attribut qui est celui de tout groupe humain asservi, où qu’il se trouve, et elle en fait une caractéristique de l’homme noir. Toutes les races d’hommes deviennent pieuses lorsqu’on les opprime. Frédéric le Grand avait tout d’un infidèle en la compagnie de son ami Voltaire, mais lorsqu’il subit des revers de fortune pendant la guerre de Silésie, il fut capable de rédiger des lettres d’une grande piété à sa « sœur préférée ». En dernière analyse, ceci vaut pour le caractère national. Les hommes prient lorsque le sort les accable, mais ils jurent contre le ciel lorsqu’ils sont au sommet. Et la religion d’un peuple enchaîné ne peut pas être saine. Elle se traduit par un tropisme involontaire vers une providence divine ; une sorte de superstition dévote, qui a foi en toutes choses, espère en toutes choses, et se double d’une patience à toute épreuve. L’âme d’un tel peuple déborde d’une quantité étonnante de poésie, de chant et d’éloquence grossière mais grandiose. Et lorsque les chants qui réconfortèrent et soulagèrent le cœur lourd d’un si grand nombre dans la nuit sans étoiles de l’esclavage auront été dissociés de leur genèse de misère et purifiés par l’art de la musique, l’hymnologie de ce siècle aura une lourde dette envers ce peuple si brimé. Ainsi, sous cet habit de religiosité, tissé du calvaire cruel de l’esclavage, le lion sommeille-t-il dans l’homme noir.
Chaque année depuis la fin de la Rébellion, l’homme noir s’est doté de traits de caractère meilleurs et plus purs. Pourvu d’une nature sensible, d’un sens du beau aigu et plein de discernement et d’un amour profond et pur de la musique, il a fait des progrès extraordinaires. Être aux attachements puissants et aux manières douces, confiant, optimiste, constant dans ses affections, et bienveillant à l’excès, il a un potentiel illimité.
À l’image des oscillations du balancier d’une horloge, l’homme noir est en train de basculer d’un fanatisme dévot extrême vers un rationalisme extrême. Mais il finira par se stabiliser sur un fondement religieux solide ; et à sa « foi » il ajoutera la vertu, le savoir et les bonnes œuvres. Partout où il a bénéficié d’influences positives, il s’est avéré être un bon citoyen. Aucune question politique ne lui est restée étrangère. Il a prouvé son patriotisme et son attachement à cette terre où, enchaîné, il fut traîné de force, et il est sans égal dans son respect de ses lois et son dévouement envers ses valeurs. Son foyer recèle la promesse de nombreux bienfaits. Sa vie entière semble avoir subi un changement radical. Il a montré son intérêt et son plaisir à l’instruction de ses enfants ; et la demande croissante pour des enseignants compétents et des prédicateurs érudits prouve qu’il s’est affranchi de ses vieilles idées concernant l’instruction et la religion. S’étant départi d’un besoin insatiable d’acquérir des bibelots il met désormais en pratique les préceptes de l’économie. Après qu’il ait quitté l’état de semi-barbarie dans lequel seul lui importait son confort matériel présent, ses aspirations et ses besoins ont grandi et se sont élevés dans la perspective des années à venir et des Mystères du Futur. Il a retenu la dure leçon selon laquelle « l’homme ne vit pas que de pain », et il a démontré qu’il était animé d’un fort et joyeux appétit pour les nourritures intellectuelles. Cent journaux hebdomadaires, dirigés par des Noirs, pourvoient actuellement la race en ces nourritures de l’esprit, cimentant les communautés sur la base de leurs intérêts communs et de leur solidarité en tant que frères de race ; cependant que les œuvres de vingt auteurs noirs 8 sont une source d’inspiration et d’émulation pour tous ceux qui tentent sincèrement de s’améliorer.
Les épreuves traversées par les jeunes gens de Couleur qui ont été admis à West Point 9 ainsi que la noble conduite des quatre régiments noirs qui ont servi dans les zones difficiles de la Frontière 10 ont raffermi l’espoir d’une nation entière dans l’accomplissement final de la destinée du Noir américain.

Mais qu’en sera-t-il de l’avenir ? L’homme noir pourra-t-il faire face à l’âpre concurrence de la civilisation américaine ? Saura-t-il maintenir son rang face aux risques du mélange des races ? Depuis qu’il a été prouvé que l’homme noir n’est pas en cours d’extinction, mais qu’au contraire il possède une capacité de reproduction remarquable, un nouveau danger s’est révélé. L’on murmure que l’homme noir périra, que la race dominante l’absorbera d’ici peu ; que lorsque les races se mélangent, la race inférieure en pâtit ; qu’il manque aux races métissées la capacité de perpétuer leur espèce ; et que, dès lors, la disparition de l’homme noir n’est qu’une question de temps. M. Joseph C. G. Kennedy, directeur du Bureau du recensement fédéral pendant la guerre 11, s’exprima sur la question en ces termes :

Qu’il y ait eu et qu’il continue d’y avoir dans la population des gens de Couleur libres une situation morale défavorable, quelle qu’en soit la cause, malgré le grand nombre de personnes excellentes dans cette population, personne ne peut en douter un instant, si l’on considère qu’il existe parmi eux un élément positif dans une certaine mesure, et qu’il s’agit du fait que les mulâtres représentent plus de la moitié du nombre de Noirs, puisqu’ils constituent 36.25 pour cent du nombre total de gens de Couleur, et que ce sont les descendants de la race de Couleur par filiation maternelle, puisqu’il est bien connu que la proportion de ce métissage qui résulte de mariages interraciaux ou de la progéniture de mères blanches est négligeable, un fait qui prouve que là où l’on constate une quelconque détérioration due à cet alliage des races, c’est la race de Couleur qui la subit. Là où existe une telle proportion de métissage, il est raisonnable de déduire que les obstacles à la permissivité ne sont pas plus insurmontables parmi ceux qui ont la même couleur de peau. Que la corruption des mœurs augmente avec le métissage, et que le fruit du vice accentue la tendance à l’immoralité, tout ceci est aussi évident à l’observateur qu’inévitable au vu des circonstances. Ces évolutions du recensement expliquent, dans une large mesure, la lenteur du progrès de la population de Couleur libre dans les États du Nord, et indiquent sans aucun doute possible que cette population est vouée à une extinction progressive, et ce à un rythme d’autant plus rapide que, libres ou esclaves, ils se fondront dans la race dominante. Il existe néanmoins d’autres causes au phénomène, mais elles ne sauraient d’elles-mêmes expliquer l’important excès de décès par rapport aux naissances qui prévaut dans certaines villes du Nord ; parmi ces facteurs on trouve les effets d’un climat rude et la vulnérabilité et les privations d’une population de caste inférieure. Étant donné qu’il n’y a eu à ce jour que deux recensements faisant la distinction entre Noirs et mulâtres, il n’est pour le moment pas aisé de déterminer dans quelle mesure le métissage des races a un impact sur leur force vitale ; néanmoins, les évolutions déjà observées tendent à indiquer que le mélange des races a un effet plus défavorable sur cette vitalité que la servitude, qui ignore pratiquement le mariage à l’exclusion du métissage, car chez les esclaves la croissance naturelle a parfois atteint trois pour cent par an, et elle est toujours restée au-dessus de deux pour cent, alors que la proportion de mulâtres ne dépasse pas actuellement 10,4 pour cent de la population des esclaves. En ce qui concerne les gens de Couleur libres, dans les États du Sud, le métissage des races semble avoir progressé à un rythme un peu moins rapide que dans le Nord, et le nombre proportionnellement plus grand de mulâtres dans le Nord ne peut s’expliquer que par le fait que les gens de couleur y sont depuis plus longtemps libres au sein de la race socialement et numériquement dominante, et par la conjecture que se sont échappés de la servitude, ou qu’ont été affranchis, davantage de mulâtres que de Noirs.

Quelle qu’ait été la valeur de cette analyse avant la guerre de Rébellion, elle est obsolète dans le cadre de la société d’aujourd’hui. La situation de l’homme noir, les facteurs sociaux qui le tiraient vers le bas, la vulnérabilité dans laquelle le maintenaient les lois esclavagistes, ont tous disparu. En plus de son aptitude pour l’étude et de sa capacité à s’élever moralement, il bénéficie dorénavant des effets protecteurs et modérateurs d’un climat clément ; et selon des lois purement sociologiques, sa descendance sera dotée de force reproductrice et de la capacité à maintenir un excellent rang social parmi les autres races du monde. Sur cette question, ainsi s’exprime dans toute son érudition M. A. DeQuatrefages 12 :

Aucun des hommes éminents avec lesquels j’ai le regret de devoir exprimer mon désaccord ne tient compte de l’influence des facteurs liés à l’environnement. J’ai la conviction que le milieu joue un rôle aussi important dans le mélange des races que dans d’autres domaines. Il est susceptible, tantôt de favoriser, tantôt de limiter, tantôt d’empêcher la constitution d’une race métissée. Cette simple constatation permet d’expliquer nombre de faits apparemment contradictoires. Etwick et Long affirment qu’à la Jamaïque, les mulâtres ne se maintiennent que parce que leurs effectifs sont sans arrêt alimentés par le mariage de Blancs avec des négresses. Mais à Saint-Domingue, en République dominicaine, il n’y a, pour ainsi dire, aucun Blanc, et la population se compose de deux tiers de mulâtres et d’un tiers de noirs. Le nombre des mulâtres continue à augmenter de leur propre fait, sans aucun recours à l’introduction de sang nouveau. En ce qui concerne la fécondité, différents cas de métissage des deux mêmes races sont susceptibles de se traduire par des résultats différents, en fonction de l’endroit où ils sont effectués. Je considère qu’il est inutile d’insister en montrant que les facultés physiques et physiologiques d’enfants issus d’unions mixtes ont toutes les chances de présenter des caractéristiques analogues.

À mon sens, la somme de toutes les circonstances physiques ne suffit pas pour définir le milieu. Les circonstances sociales et morales jouent un rôle tout aussi important. Là encore, il est facile de conclure que certaines différences sont le fruit de croisements du sang, alors que leur seule cause est la variabilité des circonstances. Certes, les hybrides, exposés depuis la naissance à la haine de la race inférieure et au mépris de la race supérieure, en arrivent parfois à mériter les reproches dont ils font communément l’objet. En revanche, lorsque de véritables mariages ont lieu entre les races, et que les enfants qui en sont issus sont placés sur un pied d’égalité avec le reste de la population, ils sont tout à fait capables d’atteindre le niveau moyen de la population, et parfois même de présenter des qualités supérieures.

Toutes mes recherches sur la question m’ont conduit à la même conclusion, que le mélange des races a par le passé joué un rôle important dans la constitution d’un grand nombre de populations existantes. Il ne fait d’ailleurs aucun doute pour moi que ceci ne changera pas dans le futur. Les mouvements d’expansion des populations, sur lesquels je viens d’attirer l’attention, n’ont pas ralenti depuis l’époque de Cortez et de Pizarro, mais au contraire, se sont répandus et généralisés. Le perfectionnement des moyens de communication leur a donné une nouvelle vitalité. Les personnes de sang mêlé constituent d’ores et déjà une partie considérable de la population de certains États, et leur nombre est suffisamment élevé pour justifier qu’on les prenne en compte au sein de la population du monde entier.

De tels constats prouvent que l’homme est partout pareil, et que ses passions et ses instincts sont indépendants des différences qui séparent les groupes humains. La raison en est que ces différences, aussi importantes qu’elles nous paraissent, sont essentiellement de nature morphologique, et qu’elles n’ont aucune influence sur la force reproductrice qui, quant à elle, est entièrement physiologique 13.

Les préjugés raciaux ne pourront que s’effacer face aux puissantes influences du caractère, de l’instruction et de l’augmentation du niveau de vie. Ces atouts sont d’ailleurs indispensables au développement de la race. Sans aisance matérielle il ne peut y avoir de loisir, sans loisir il ne peut y avoir de réflexion, et sans réflexion il ne peut y avoir de progrès. L’homme noir doit œuvrer sur deux plans : subjectif et objectif. Il lui faudra consacrer des années à sa propre instruction et son propre développement personnel ici en Amérique. Il sondera les profondeurs du savoir, accumulera de la richesse, puis il s’attachera à civiliser l’Afrique. Les États-Unis inaugureront un service de navires à vapeur reliant notre pays au Continent noir. Faisant escale sur la Côte des Graines, la Côte d’Ivoire et la Côte-de-l’Or, l’Amérique transportera vers l’Afrique des missionnaires, des bibles, des journaux et des machines modernes au lieu de rhum et de chaînes. Et l’Afrique, en contrepartie, enverra à l’Amérique indigo, huile de palme, ivoire, or, diamants, bois précieux et ses plus beaux trésors au lieu d’esclaves. Des tribus se convertiront au christianisme ; des villes surgiront du sol, des États s’établiront ; la géographie et la science enrichiront et développeront leurs découvertes ; et grâce à un câble télégraphique reliant le cœur de l’Afrique à l’oreille du monde civilisé, chaque battement de cœur, qu’il soit le fait de la joie ou du chagrin, sera répercuté pour le compte de millions d’âmes. L’on se doit, en interprétant l’Histoire, d’y discerner les intentions de Dieu, « car mille ans sont, à tes yeux, comme le jour d’hier, quand il n’est plus, et comme une veille de la nuit 14 ».

FIN.

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