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Cette traduction inédite en français a été réalisée par Laurent Vannini et coordonnée par Marie-Jeanne Rossignol sur un financement ANR - programme IDEX (©) dans le cadre du projet de recherche Écrire l’histoire depuis les marges - HDML.

Référence du texte traduit :
Rayford Whittingham Logan, The Betrayal of the Negro, from Rutherford B. Hayes to Woodrow Wilson, Collier Books, New York, 1965, Chapitre 15, « The Roots of Recovery ».
Première publication en 1954 sous le titre The Negro in American life and thought : the nadir, 1877-1901.

Notice de la traduction :
Rayford W. Logan : pionnier de l’histoire atlantique et inventeur du concept du « nadir »
Par Marie-Jeanne Rossignol


Rayford Whittingham Logan

7 janvier 1897 — 4 novembre 1982

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Rayford Whittingham Logan est un historien et activiste panafricain. Professeur à la Howard University, il a été conseiller en chef à la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP).




Références de citation

Logan Rayford Whittingham, Vannini Laurent (trad.) (2018). “Rayford Whittingham Logan, « Les racines de la guérison »”, in Le Dantec-Lowry Hélène, Parfait Claire, Renault Matthieu, Rossignol Marie-Jeanne, Vermeren Pauline (dir.), Écrire l’histoire depuis les marges : une anthologie d’historiens africains-américains, 1855-1965, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-01-2 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Rayford-Whittingham-Logan-L (...))

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Traduction de Laurent Vannini
Coordination de Marie-Jeanne Rossignol


Le Noir est parvenu aujourd’hui au plus haut statut de son histoire aux États-Unis. Jamais par le passé autant d’Américains n’avaient participé à des mouvements visant à favoriser, soutenir et accélérer son ascension. Bien que demeurent des inégalités intolérables, il est désormais envisageable que « la justice américaine, la liberté américaine, la civilisation américaine, la loi américaine et la chrétienté américaine soient amenées à inclure et à protéger de la même manière et pour toujours tous les citoyens américains au nom des droits qui leur ont été garantis par les lois organiques et constitutionnelles du pays 1. »
Lorsque nous regardons en arrière, nous qui étions des enfants au début du siècle, nous voyons clairement que la guerre froide, la Deuxième Guerre mondiale, la Grande Dépression et la Première Guerre mondiale ont modifié radicalement les perspectives d’avenir des Noirs et transformé les mentalités d’un grand nombre d’autres Américains. Il est plus difficile d’identifier et de sonder les causes profondes de ces mutations, surtout parce qu’elles étaient à peine perceptibles durant les dernières décennies du XIXe siècle. À l’inverse, la superstructure du Terminus construit au bout de la Route des Retrouvailles 2 était gigantesque et en apparence indestructible. Elle était également effrayante. Sur les frontons de l’aile exclusivement réservée aux Noirs, étaient gravés les mots Exploitation, Privation de Droits Civiques, Ségrégation, Discrimination, Lynchage, Mépris. Une poignée seulement des architectes et des ingénieurs qui avaient conçus et bâti ce Terminus auraient pu croire que leur ouvrage serait remplacé en moins d’un demi-siècle par un édifice qui représente de façon plus juste les idéaux américains.
Cet ensemble d’idéaux, que l’on a surnommé le Credo Américain, constitue l’une des raisons fondamentales du changement. La paix et la prospérité avaient imposé la remise en cause de ces idéaux et leur répudiation même dans la pratique, du moins pour ce qui concernait les Noirs. Même si ces idéaux ne faisaient l’objet que d’un respect superficiel, ils n’avaient pourtant pas été détruits. Il n’était pas donné à tous les conciliateurs du Nord ou du Sud, les démagogues du Sud, les Darwinistes sociaux, les évangélistes sociaux, les philosophes sociaux de la Cour Suprême, des grandes entreprises et des syndicats d’exorciser la Déclaration d’Indépendance de l’affirmation selon laquelle « Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur 3. » Les programmes des partis politiques, les discours d’investiture et les messages au Congrès étaient trop souvent vides de sens, versant parfois dans l’hypocrisie. Mais ils proclamaient quasiment toujours leur allégeance aux principes de la démocratie américaine et à la Constitution des États-Unis. Les Églises qui refusaient l’accès aux Noirs n’en prêchaient pas moins la Paternité de Dieu et la Fraternité des hommes.
On rendait alors hommage à Ces idéaux davantage en les transgressant qu’en les respectant. Ils n’en constituaient pas moins un indicateur permettant à la « troupe de Gédéon 4 » d’évaluer les faiblesses de la multitude. Une poignée d’autres personnes devaient être conscientes de leur hypocrisie lorsqu’elles violaient en mots ou en actes les idéaux qu’elles louaient et vénéraient le 4 juillet et le dimanche. La multitude pouvait bien oublier, ignorer ou justifier ses violations du Credo Américain mais elle n’adopta pas officiellement un nouvel ensemble d’idéaux semblables à ceux de la République du Transvaal, par exemple, qui déclara que les Boers « ne souffriront aucune égalité entre blancs et noirs, ni dans l’État ni dans l’Église. » Le Credo Américain était en sommeil à la fin du siècle mais il n’était ni mort ni enterré.
Les mouvements « radicaux 5 » avaient fait bien peu pour mettre un terme à la détérioration de la situation désespérée qu’enduraient les Noirs. Un esprit de protestation passionnée demeurait quoi qu’il en soit une saine tradition américaine et les muckrakers 6 fustigeraient bientôt quelques-unes des institutions américaines les plus révérées et les plus respectées. Sans doute ces attaques, qui précédèrent la période la plus prolifique du journalisme d’investigation dans les premières années du XXe siècle contribuèrent-t-elles à rendre l’esprit Américain plus réceptif aux critiques de l’une de ses institutions les plus sacrées, le déni de l’égalité des droits. L’ouvrage Les âmes du peuple noir, écrit par W. E. B. Du Bois 7 et publié pour la première fois en 1903, était certainement en train de prendre forme dans son esprit avant que le XIXe siècle ne s’achève.
Fait moins connu, l’Esprit Conservateur avait commencé à craindre les conséquences d’une possible extension du non-respect chronique de la loi et de la quasi invalidation du XVe amendement 8. Le Sénateur Evarts de New York, Secrétaire d’État de Hayes, avait exprimé cette peur en 1891 lorsqu’il déclara en soutien à la Lodge bill 9 : « Si nous ne garantissons pas le droit de vote dans le cadre de l’obligation légale et si nous ne veillons pas à son maintien en imposant l’autorité de l’État ainsi qu’en assurant son respect à travers l’ensemble du pays qui doit le considérer comme la cheville ouvrière des décisions politiques, la population va progressivement rompre avec ces pratiques. »
Même les calomnies effrénées à l’égard du Noir participèrent de sa remontée des enfers. L’extrémisme même des démagogues les poussa à proférer de telles absurdités qu’ils dégoûtèrent sans doute un certain nombre d’Américains dont ils auraient pu conquérir l’adhésion par des arguments plus convaincants. Lorsque d’autres gardaient le silence, les démagogues continuaient à déverser publiquement leur rhétorique sur la question. L’importance qu’il y avait à discuter du sujet m’apparut clairement lors d’un séjour au Venezuela il y a quelques années de cela. Le plus désinvolte des visiteurs pouvait constater que les Noirs occupaient les emplois les moins bien rémunérés et que seuls un petit nombre d’entre eux comptaient parmi les clients des meilleurs hôtels, restaurants ou théâtres. Malgré tout, le visiteur s’entendait dire avec conviction : « Nous n’avons pas de problème noir. » Durant les dernières décennies du XIXe siècle, le Noir fut un sujet permanent de conversation aux États-Unis, tout en étant souvent l’objet d’opprobre, de mépris et d’humour condescendant. Le débat qui se déroule actuellement au niveau national à propos de la plus grande minorité raciale n’est pas chose nouvelle. Il découle directement du fait qu’il fut impossible, durant la dernière partie du XIXe siècle, d’ignorer les conséquences du problème le plus délicat auquel était confrontée la démocratie américaine. Le flot de propos démagogiques scandalisa un certain nombre d’Américains au point de leur faire prendre conscience des répercussions de leurs propres égarements à l’égard des principes dont ils se proclamaient les disciples.
La presse libre veillait à ce que la question soit constamment sous les feux de la rampe. De nombreux journaux étaient contrôlés par de grandes entreprises et les politiciens qui étaient sous leur joug ; dès lors la liberté de la presse permettait aux influences majoritaires d’utiliser les journaux afin de gagner le soutien de la population et de maintenir sur les sujets politiques, industriels et syndicaux une ligne de conduite qui ne cessait d’enfoncer le Noir plus profondément encore. Quelques journaux se démarquaient ponctuellement de cette influence dans le traitement des questions fondamentales concernant les Noirs. Certains témoignaient des parcours brillants de femmes et d’hommes de couleur qui s’étaient fait connaître dans bien des domaines de la vie américaine. Certains sont presque inconnus, puisqu’ils n’étaient pas cités dans l’ouvrage de William J. Simmons, Men of Mark 10, qui présenta en 1887 quelque 150 « éminents » Noirs américains.
L’Examiner de San Francisco et l’Enquirer de Cincinnati furent deux des journaux les plus hostiles au Noir au regard des questions fondamentales qui le concernait. Cependant il n’était pas rare que leurs lecteurs puissent y lire que les Noirs n’étaient pas tous des clowns, des chapardeurs, des travailleurs fainéants et insouciants ou des violeurs. Ces articles laissaient également entrevoir une autre des racines de la réhabilitation, soit les progrès constants de certains Noirs. L’Examiner prodigua les plus hautes louanges à Paul Laurence Dunbar, le poète noir le plus célèbre de l’époque, et déclara que ce Noir avait fait ses preuves dans les domaines de la musique, de l’art oratoire et d’autres disciplines artistiques encore. Le journal souligna que Pouchkine et Dumas étaient des mulâtres. Le Capitaine Joseph Bounty, un ancien esclave, le plus vieux résident d’Astoria en 1879 et l’un des plus grands armateurs de la région, était « exceptionnellement assidu et économe pour quelqu’un de sa race. » George A. Butler, directeur de la Chinese Merchants Navigation Company 11, avait été formé en France et en Allemagne. Après son retour aux États-Unis, il se rendit en Chine comme chef de cabinet de Anson Burlingame, l’Ambassadeur des États-Unis. La carrière de Butler avait démontré « qu’un directeur de couleur peut connaître un immense succès là où les cerveaux chinois ne valent pas grand-chose 12. » En 1894 Ida Platt devint la première femme noire à être admise au barreau de Chicago. Sissieretta Jones, « aussi noire qu’un morceau d’anthracite », était une artiste reconnue dont la voix était, « extrêmement dramatique, comme toutes les voix de la race Noire. » Lorsque Clement Morgan fut désigné pour délivrer le discours de rentrée à Harvard en 1890, l’Examiner rapporta que son « attitude était gracieuse et décontractée, sa voix, bien que traînante, était douce, agréable et convaincante. » On disait en 1890 qu’un citoyen de couleur de San Francisco, qui avait remporté un procès contre la Compagnie d’Omnibus de San Francisco, parce qu’elle lui avait refusé le droit de monter à bord de ses véhicules, était le premier notaire de couleur aux États-Unis. Le journal appartenant à Hearst présentait également de courtes notices biographiques de Noirs qui occupaient des positions subalternes dans le gouvernement de Californie 13.
L’Enquirer de Cincinnati, propriété de John R. McLean, retraçait de la même manière les prouesses accomplies par des Noirs d’exception. Tandis qu’il fustigeait des Noirs républicains tels que Douglass, Langston et Lynch, il louait Fortune 14. Néanmoins, même dans ses louanges, il réglait quelques comptes. Il recommandait à Fortune de se dévouer au Noir du Nord et de ne pas se tracasser pour le « profiteur » du Sud. « M. Fortune », continuait-il, a amplement raison de prendre fait et cause pour eux [les Noirs] mais qu’il défende seulement ceux qui le méritent. » Le journal mentionna, ce qui était peu connu, que Cleveland avait nommé C. H. J. Taylor Consul de Bolivie en 1893. (Le Sénat refusa de valider sa nomination.) L’Enquirer couvrit un grand nombre des initiatives prises par Taylor en faveur des Noirs. Bud Lindsay était « l’un des politiciens les plus rusés et les plus adroits » de Lincoln, dans le Nebraska. Lutie A. Little fut la première femme de couleur admise au barreau dans le Tennessee et la seule femme de couleur habilitée à travailler comme avocate dans le Sud en 1897 15.
Les lecteurs du New York Times purent également découvrir de façon épisodique des Noirs qui ne séjournaient pas en prison ou n’étaient pas tournés en ridicule. Un article signala que des personnes de couleur vivant à Chatanooga, Roanoke et Lynchburg investissaient dans l’immobilier. Les Noirs de Washington étaient présents à différents niveaux de la société : médecins, avocats, vendeurs itinérants, domestiques et ouvriers. Un homme de couleur engagea une procédure judiciaire pour faire valoir son droit de propriété sur une entreprise d’exploitation du charbon et du fer estimé à 100 000 $. Lorsque la League of American Wheelmen 16 exclut Major Taylor, l’un des champions cyclistes de l’époque, le Times fit remarquer qu’il s’agissait d’un grand sportif pris dans les rets du préjugé racial. Dunbar était « un authentique chanteur grand public — blanc ou noir 17 », même s’il était considéré comme un cas exceptionnel.
Outre sa croisade contre le lynchage, le Chicago Tribune déplorait souvent les formes individuelles de ségrégation. En 1895 il se félicita de l’admission d’une femme de couleur, Mme Fannie Barries Williams, au Club des Femmes de Chicago. L’année suivante, il condamna les Républicains pour avoir organisé leur convention nationale à Saint-Louis où les hôtels étaient « toujours dominés par le vieux sentiment de haine envers les Noirs. Il est trop tôt pour tenir une Convention Nationale Républicaine au Sud de la Ligne Mason-Dixon parce que seuls les délégués blancs y seront traités de manière convenable et équitable. » Un ancien chef de cabine d’un paquebot de Liverpool avait construit un théâtre dans la rue Mercer à New York. Charles P. Graves, président de la Gold Leaf Consolidated Company dans le Montana et président de la Compagnie d’Exploitation Minière de l’Illinois et du Montana, avait la réputation d’être millionnaire. A. J. Arneaux, un acteur noir d’origine française, était devenu célèbre à l’étranger à l’instar d’Ira Aldridge, de plus grande renommée (il s’était illustré en Angleterre en jouant dans des pièces de Shakespeare, mais le rôle d’Othello lui était interdit aux États-Unis.) On rapportait également le succès rencontré par Edmona Lewis, une sculpteuse, Henrietta Vinton Davis, une actrice du vrai théâtre 18, et Ida B. Wells, une célèbre militante associative 19.
Le Transcript contribua à ce catalogue des Noirs « insolites » durant la dernière partie du siècle. En 1883, George L. Ruffin fut nommé juge de district au tribunal de Charlestown. Le Général Dodds, un français de couleur qui avait combattu dans la guerre Franco-Prussienne, était diplômé de Saint Cyr. George Melburn était l’auteur de la chanson, « Listen to the Mocking Bird 20 », et Harry T. Burleigh était « le plus accompli des compositeurs noirs. » Tandis qu’un grand nombre d’articles exprimaient des doutes quant à la capacité des Noirs à faire de bons officiers durant la Guerre hispano-américaine, le Transcript affichait sa confiance en « un temps à venir où le courage et la dévotion du soldat de couleur lui permettront de saisir les mêmes opportunités que son frère blanc. » Dans leur propre intérêt, les Américains recouvreraient un jour la raison et ne fermeraient plus la porte aux hommes de talent 21.
Puisque la Capitale de la Nation était le lieu de ralliement du plus grand nombre de Noirs célèbres en cette fin de siècle, le Washington Star couvrait leurs faits et gestes plus que tout autre quotidien. Il proposait souvent des articles informant des messes à la chapelle de l’Université Howard, ou encore des vêpres, des discours et des tournois sportifs qui s’y déroulaient. Le journal rendait également compte de manière régulière des réunions de l’illustre Société Historique et Littéraire Bethel qui se déroulaient à l’Église Épiscopale Méthodiste Africaine de la capitale, où des hommes et femmes de couleur parmi les plus célèbres du moment s’adressaient à un public nombreux. J’ai déjà indiqué la disposition favorable que manifestait le Star à l’égard de Douglass. En 1897, le journal couvrit dans le moindre détail les cérémonies organisées à l’occasion du Douglass Day 22. Il consacra une colonne et demie à l’allocution du Révérend F. J. Grimké, l’élégant pasteur d’une église très courue, l’Église Presbytérienne de la Quinzième Rue. Mme Mary Church Terrell, membre de couleur du Conseil d’Administration des écoles publiques, bénéficiant déjà d’une certaine renommée et tenue en haute estime par certaines des femmes américaines les plus illustres de son temps, accepta un portrait de Douglass pour le lycée de M Street. L’éloge de Grimké, de même que les discours prononcés lors des cérémonies du 14 février, apportaient la preuve que certains Noirs étaient non seulement éloquents, l’un des dons supposés de la race, mais faisaient montre également d’une expression claire et d’un style heureux qui durent étonner les lecteurs ne connaissant que les Noirs répondant « Oui missié ». Mlle Lucy Moten était la proviseure de l’École Normale Miner, désormais connu sous le nom d’École d’Institutrices Miner. (À sa mort en 1933, elle fit un legs à l’Université Howard d’un montant annuel de 2 100 $, alloué au remboursement des frais d’étude à l’étranger de trois étudiants choisis parmi les plus brillants de l’Université chaque année.) Parmi les Noirs qui devinrent célèbres par la suite, en raison de leurs initiatives visant à redonner aux Noirs foi en eux, comme à changer l’attitude dominante envers eux, on peut citer Kelly Miller de l’Université Howard, l’un des pamphlétaires les plus efficaces de la première moitié de ce siècle, et Dwight O. W. Holmes, alors étudiant sportif au sein de la même Université et qui siégera plus tard comme premier membre de couleur du Conseil d’Éducation de l’État du Maryland. Il n’était pas rare que soient publiés des dessins de Noirs représentés autrement que comme des sauvages ou des babouins 23.
Bien évidemment, il est impossible d’évaluer l’impact de ces articles et de ces dessins sur l’esprit des lecteurs. Ils n’infléchirent guère l’attitude de ceux qui estimaient que les Noirs composaient une race inférieure 24. Ces individualités étaient sans aucun doute considérées comme des exceptions qui confirmaient la règle. Certains attribuaient leurs prouesses au sang blanc qui coulait dans leurs veines, tandis que d’autres restaient fidèle à la théorie selon laquelle les Noirs de sang-mêlé héritaient des vices de leurs deux parents mais pas de leurs vertus. Dans les deux cas, ils étaient contraints de s’interroger sur le Noir et sa place dans la vie américaine.
Les journaux noirs les plus influents aujourd’hui, le Courier de Pittsburgh, le Defender de Chicago, l’Afro-American de Baltimore et le Journal and Guide de Norfolk sont non seulement lus par des millions de Noirs mais également par un nombre considérable d’autres personnes qui travaillent dans l‘administration, ou dans les milieux politique, industriel et syndical. On devra se contenter d’une anecdote pour indiquer le crédit accordé à ces hebdomadaires. Stanley Roberts, correspondant du Courier de Pittsburgh à Washington, fut le premier journaliste de la presse écrite à obtenir un entretien exclusif avec le Général de l’Armée MacArthur à son retour du Japon en 1951 25.
Les hebdomadaires noirs publiés durant les dernières décennies du dix-neuvième siècle étaient aussi différents des « Quatre grands quotidiens » noirs actuels que ne l’étaient la plupart des quotidiens des villes de l’époque en comparaison, par exemple, du New York Times, de l’Herald Tribune de New York, du Washington Post et du Chicago Tribune d’aujourd’hui. Le journal de couleur qui connaissait le plus grand succès, et porta successivement les noms de New York Globe, New York Freeman et New York Age, tirait à environ 6 000 exemplaires en 1887. (Lorsque Ochs reprit le New York Times en 1896, le tirage payant représentait 9 000 exemplaires.) Le New York Age, qui était composé de quatre pages de six colonnes d’une largeur de six centimètres et demi, se vendait cinq cents l’unité ; un abonnement annuel coûtait 1,50 $. Fortune maintint des correspondants dans de nombreuses régions du pays. Ils envoyaient régulièrement des « Bulletins d’Informations. » Une place importante était consacrée à des activités sociales comme les mariages, les banquets et les fêtes — Les Noirs avaient également leur « Quatre Cents 26. » Les crimes commis par les Noirs ne faisaient l’objet que d’une couverture restreinte, tandis qu’un grand nombre d’articles décrivaient les « injustices » dont les Noirs étaient les victimes et condamnaient les responsables de ces injustices. En 1884 le journal établit une liste de Noirs nantis vivant à Washington. La fortune de James Wormley, propriétaire du fameux Wormley Hotel, se serait montée à 150 000 $ ; celle de John F. Cook, collecteur d’impôt, à 70 000 $ ; Langston valait entre 60 000 et 70 000 $ ; Richard Francis, patron de l’un des plus anciens restaurants de l’Avenue de Pennsylvanie, était évalué à 80 000 $. D’autres patrimoines oscillaient entre 10 000 $ et 50 000 $. Mettre l’accent sur l’accumulation de richesses semble bien peu raffiné, mais cela faisait partie des normes de l’époque. Les montants étaient sans doute quelque peu exagérés. D’autres articles publiaient des reportages au sujet de Noirs fortunés ailleurs dans le pays 27.
Le Washington Bee, dirigé par W. Calvin Chase, était le deuxième journal le plus important derrière le New York Age. Garland Penn, historien de la presse écrite noire au dix-neuvième siècle, déclara, en s’appuyant sans doute sur les dires de son rédacteur en chef : « Le Bee est lu par tous, et peut être feuilleté quasiment dans chaque maison de Washington, de la résidence du gouverneur à la cabane la plus humble. » La Gazette de Cleveland, dirigée par H. C. Smith, occupait la troisième position derrière le Bee. On disait de J. B. Foraker, qui fut sénateur par la suite, qu’il devait à la Gazette plus qu’à tout autre journal, hebdomadaire ou quotidien, la victoire lors de sa première élection comme gouverneur en 1885. Les représentants de couleur de la législature de l’Ohio se seraient également reposés sur la Gazette pour rassembler l’information nécessaire à leur travail. Le Louisianian de Pinchback ainsi que la Gazette de Huntsville, dans l’Alabama, dirigée par Hendley, sont des journaux connus des chercheurs puisque la Bibliothèque du Congrès détient plus d’exemplaires complets de ces deux journaux que de n’importe quel autre journal de couleur de l’époque, mais ils ne jouirent pas de l’influence du New York Age, du Bee et de la Gazette de Cleveland 28. Clarence A. Bacote, Professeur de l’Université d’Atlanta, qui a lu le Savannah Tribune est convaincu qu’il devrait être classé avec le New York Age.
Penn dénombre 31 journaux de couleur en 1880 et 154 en 1890. La plupart d’entre eux ne connurent qu’une existence éphémère et ne bénéficièrent que d’une distribution régionale limitée. Mais la presse noire en tant qu’institution naissante dédiée à la revendication des droits des Noirs était déjà un nourrisson vigoureux au tournant du siècle. Certaines de leurs protestations ont fait l’objet d’études, notamment les critiques formulées envers la décision de la Cour Suprême dans l’affaire des Civil Rights Cases, ou la politique sudiste adoptée par le Président Arthur, l’élection de Cleveland et le rejet des propositions de loi Blair et Lodge. Les scientifiques de l’Université John Hopkins, de l’Université Notre Dame, des universités de New York et probablement d’autres établissements analysent aujourd’hui en profondeur les journaux noirs du XIXe siècle ; ils les considèrent comme l’une des sources les moins étudiées et les plus fiables dans la recherche sur les luttes que menèrent les Noirs pour ne pas se laisser écraser davantage. La presse noire contemporaine constitue toujours l’une des formes d’opposition les plus virulentes face aux injustices et l’une des représentantes les plus exigeantes de la lutte pour l’égalité des droits.
Deux revues noires influentes seulement ont été identifiées durant la période analysée. L’une d’entre elles fut Women’s Era, dont nous reparlerons dans ce chapitre. L’autre fut la A. M. E. Review, l’organe de presse de l’Église Épiscopale Méthodiste Africaine. Publiée pour la première fois en 1841, elle réapparut en janvier 1884. Il s’agissait d’une revue trimestrielle, qui ressemblait au Harper’s Magazine dans son format et ses couleurs, mais tirée à un moins grand nombre d’exemplaires et dans un papier de moins bonne qualité. Sa distribution augmenta de 1 000 copies en 1884 à 2 800 exemplaires en 1889. À cette époque, selon la Review, les publications des églises blanches s’écoulaient également en petites quantités : la Methodist Review vendait 4 440 exemplaires ; 3 000 copies de la Presbyterian Review circulaient ; le tirage de la Baptists Review s’élevait à 2 000 unités ; il se vendait 1 300 numéros de l’Unitarian Review ; la revue Bibliotheca Sacra Universalist Quarterly vendait 500 unités. En 1900, le rédacteur en chef de l’A.M.E. Review déclara que les seize volumes de sa revue composaient une encyclopédie couvrant la totalité des questions qui avaient trait à la race. Cette affirmation est exagérée mais les articles de la Review étaient étonnamment bien rédigés et portaient non seulement sur des sujets d’une importance primordiale pour les Noirs, mais abordaient également des thématiques plus larges comme les droits de douane ou la monnaie. On comptait parmi les auteurs principaux de contributions Douglass, Blyden, Mme Terrel, l’évêque R. H. Cain (ancien membre du Congrès qui venait de la Caroline du Sud), le Juge Ruffin, John R. Lynch, Francis Cardozo (Trésorier de l’État de la Caroline du Sud pendant la Reconstruction), le Révérend Grimké, H. C. C. Astwood et R. R. Wright, qui travaillera plus tard comme banquier à Philadelphie et participera, nonagénaire, à la Conférence de San Francisco sur l’Organisation des Nations Unies. Le contenu de la revue n’était pas confessionnel 29, mais elle jouissait sans doute d’un grand succès auprès des pasteurs dont beaucoup avait grandement besoin des connaissances extra-scolaires transmises dans ses colonnes.
Un bien trop grand nombre de pasteurs noirs ressemblaient aux bouffons ignorants, humbles, immoraux et conscients de leur position sociale qui étaient caricaturés dans les revues littéraires dominantes. Il aurait pu difficilement en être autrement. Non seulement la majorité d’entre eux venaient à peine d’être affranchis mais les ministres du culte noirs dans le Sud avaient été justement choisis pour leur docilité et leur humilité. Puisque Nat Turner, chef de file de la plus sanglante insurrection d’esclaves, avait été pasteur, tous les prédicateurs noirs étaient considérés comme des suspects. C’est à la suite de l’insurrection qu’il dirigea en 1831 dans le Comté de Southampton, en Virginie, qu’il était devenu coutumier dans les états esclavagistes qu’un homme blanc « discret » soit présent pendant les offices religieux réservés aux Noirs. La méthode catéchiste d’enseignement de la bible était couramment utilisée afin de ne pas avoir à enseigner à lire et écrire aux esclaves. Pour résumer, l’Église noire dans le Sud et ses pasteurs étaient promus au rôle d’instruments de contrôle social pour la sécurité du système esclavagiste.
Après l’émancipation, certains pasteurs Noirs suivirent un programme éducatif et une formation dans les établissements d’enseignement supérieur, les universités et les séminaires établis dans le Sud. Mais ces écoles, bien évidemment, ne répondaient pas aux critères très stricts exigés par les universités du Nord, où, plutôt, par les quelques institutions d’études supérieures du Nord réservées aux Noirs. L’un des pasteurs du Sud les plus compétents, J. C. Price, président de l’Université de Livingstone de l’Église Épiscopale Méthodiste Africaine de Sion, en Caroline du Nord, était diplômé de l’Université Lincoln en Pennsylvanie.
Dans le Nord, les Noirs avaient été littéralement contraints de créer leurs propres églises. Cette ségrégation forcée avait certes conduit à l’implantation de la première organisation noire inter-étatique à grande échelle, mais elle les priva par la même occasion des lumières dispensées par les églises du Nord. Malgré cette mise à l’écart, un petit groupe de pasteurs noirs reçurent une instruction durant la période précédant la guerre de Sécession, ce qui, après la guerre, permit aux Noirs de bénéficier d’une direction spirituelle intelligente ne ressemblant en aucune manière aux caricatures populaires. Alexander Crummel, qui se vit interdire l’accès aux séminaires de l’Église épiscopale aux États-Unis, reçut son diplôme de Bachelor of Arts 30 de l’Université de Cambridge en 1853. Missionnaire au Liberia et en Sierra Leone pendant vingt ans, il devint ensuite le recteur de l’église Sainte Marie à Washington, et fut le fondateur de l’Académie Noire Américaine. L’évêque Daniel A. Payne de l’Église Épiscopale Méthodiste Africaine avait été diplômé du Séminaire Luthérien de Gettysburg. Outre le fait qu’il releva le niveau moral et intellectuel de son mouvement confessionnel, il avait contribué également à fonder le Séminaire de l’Union dans l’Ohio, qui fusionna avec l’Université de Wilberforce, la première institution noire d’enseignement supérieur entièrement réservée aux Noirs. Les presbytériens blancs avaient fondé l’Institut Ashmun en 1854 à proximité de Philadelphie afin de former des pasteurs noirs. Certains parmi les ministres du culte les plus instruits aux États-Unis, dont tous n’étaient pas presbytériens, furent formés dans l’établissement qui succéda à l’Institut Ashmun, l’Université Lincoln. En dehors de Price, le révérend Walter H. Brooks fut l’un de ses autres diplômés les plus illustres. Il officia à l’Église Baptiste de la Dix-neuvième Rue à Washington de 1882 à 1945. Henry Highland Garnet, à qui l’on refusa l’entrée de l’Académie de Canaan dans le New Hampshire, fut formé à l’Institut d’Oneida à New York. Il servit non seulement comme ministre du culte presbytérien, mais il délivra également des sermons du haut d’estrades abolitionnistes en Angleterre, puis fut un professeur réputé avant d’être nommé ministre plénipotentaire au Liberia. Francis Grimké, qui étudia le droit à Lincoln et Howard, fut diplômé du Séminaire Théologique de Princeton en 1878 31.
Lorsque la guerre de Sécession prit fin, la plupart des églises noires du Sud déclarèrent leur indépendance spirituelle comme l’avaient fait les Églises américaines lorsqu’elles coupèrent les liens avec l’Angleterre après la Révolution américaine. Libérée par conséquent des contrôles établis durant l’esclavage, l’église noire offrit son soutien aux affranchis de plusieurs manières. Elle offrait une échappatoire à leurs malheurs terrestres. Elle leur donnait une chance de développer des qualités de dirigeants, et ce n’est pas simplement une coïncidence si tant de leaders noirs durant la dernière partie du XIXe siècle étaient pasteurs. Les nombreux prédicateurs inculquaient des principes d’économie, les bonnes manières, et enseignaient comment se conduire de manière exemplaire ou prendre soin de sa tenue. Quelques-uns parmi eux prêchaient un évangile social pour la congrégation dont ils avaient la charge. Les églises qui étaient organisées sur le plan national, telles que l’Église Épiscopale Méthodiste Africaine, l’Église Méthodiste Épiscopale Africaine de Sion, la Convention Baptiste Nationale d’Amérique et la Convention (Baptiste) de Lott Carey servaient de laboratoires pour apprendre à diriger des organisations de grande taille avec des financements conséquents. Les Presses Nationales Baptistes de Nashville, par exemple, qui commencèrent par publier des manuels d’instruction biblique à la fin des années 1880, sont aujourd’hui devenues une entreprise florissante dont les activités sont tournées également vers la banque, le commerce hôtelier et d’autres secteurs marchands.
La ségrégation favorisa l’avènement d’hommes d’affaires et d’autres professionnels parmi les Noirs, de la même manière qu’elle avait favorisé le développement de la presse et de l’église noire. L’accumulation de capital par les Noirs avait été considérablement retardée en raison de la faillite de la Caisse d’Épargne et Société Fiduciaire des Affranchis en 1874. Elle disposait de près de 3 000 000 $ en dépôt et comptait 61 131 déposants, dont la majorité étaient des Noirs. Alors qu’avaient été déclarés entre 1875 et 1883 des dividendes atteignant 1 882 752,62 $, néanmoins, les déposants perdirent une partie de leur épargne après l’émancipation, et beaucoup d’autres leur confiance dans les banques. Comme le fit remarquer Du Bois plus tard : « Dix années d’esclavage supplémentaires n’auraient pas contribué à juguler l’épargne des affranchis autant que la gestion déplorable et la faillite de la série de caisses d’épargne mises en place par la nation pour leur venir en aide 32. » Néanmoins, en 1888, des Noirs commencèrent à organiser leurs propres banques : la Capital Savings Bank de Washington ouvrit avec un capital social de 6 000 $ qui fut plus tard augmenté pour atteindre 50 000 $, et la Banque du Grand Ordre Uni des Vrais Réformateurs de Richmond dont le capital social était de 100 000 $. En 1900, il n’y avait encore que quatre banques appartenant à des Noirs pour un capital total de 94 605,61 $ 33. En 1948, il y en avait quatorze, représentant des actifs globaux de 31 307 345 $ 34.
Les compagnies d’assurance noirs tiraient leur origine de confréries secrètes, comme les Franc Maçons, les Odd Fellows, les St. Lukes, les Vrais Réformateurs, les Chevaliers de Pythias ou d’autres organisations encore qui ne possédaient pas de rituel d’initié. Leur mise en œuvre fut rendue quasiment obligatoire en raison du refus de la majeure partie des compagnies d’assurances blanches d’établir des polices d’assurance pour les Noirs ou de leur proposer le même tarif qu’aux assurés blancs. Les compagnies d’assurance blanches eurent encore plus de réticence à proposer des contrats aux Noirs après la publication en 1896 de l’ouvrage de Frederick L. Hoffman, Race Traits and tendencies of the American Negro, qui connut un grand succès et cherchait à prouver que les Noirs représentaient un piètre risque assurable 35. Deux ans plus tard, S. W. Rutherford établit à Washington la première compagnie d’assurance noire fonctionnant sur une base actuarielle, la National Benefit Insurance Company. La même année, C. C. Spaulding et d’autres créèrent la North Carolina Mutual Benefit Insurance Company. En 1948, il y avait 62 compagnies membres de l’Association Nationale d’Assurance noire, pour un montant total d’actifs estimé à 108 000 000 $ et un montant de primes d’assurance d’une valeur d’environ 1 000 000 000 $. Le chiffre d’affaire annuel de ces compagnies s’élevait à plus de 55 000 000 $ 36.
C’est principalement parce que les entreprises de pompes funèbres blanches répugnaient à servir des Noirs que les pompes-funèbres noires se mirent à prospérer. En 1899, on estimait que plus de 500 000 $ avaient été investis dans des entreprises de pompes funèbres noires. Les docteurs et les dentistes noirs développèrent des clientèles florissantes pour les mêmes raisons. Le nombre de médecins et de chirurgiens noirs évolua entre 1890 et 1900 de 909 à 1 734, et les dentistes firent un bond, de 120 à 212. Le succès rencontré par les médecins noirs encouragea la croissance des drugstores noirs qui étaient au nombre de 64 à la fin du siècle, tous possédant un capital de 1 000 $ ou plus. Le nombre de prêtres noirs passa de 12 159 en 1890 à 15 528 en 1900, celui des enseignants et professeurs de 15 100 à 21 267. Durant la même période, le nombre de journalistes noirs, qui travaillaient pratiquement tous pour des journaux noirs, progressa de 134 à 310. Bien que les avocats de couleur aient éprouvé de réelles difficultés à plaider les causes de leurs clients, dans le Sud particulièrement, ils profitèrent également de la ségrégation imposée aux Noirs ; ils passèrent de 431 en 1890, à 728 dix ans plus tard. En 1900 il y avait également 2 020 acteurs et comédiens, 52 architectes, couturiers, dessinateurs et inventeurs, 236 artistes, sculpteurs et professeurs d’art, 3 915 musiciens et professeurs de musique ainsi que 247 photographes. Par conséquent, si les hommes d’affaires et les professionnels noirs constituaient seulement une petite proportion du nombre total de Noirs ayant un emploi rémunéré – un pourcentage beaucoup plus faible que pour les blancs natifs et étrangers 37 -, ils étaient l’avant-garde des femmes et des hommes qui sont reconnus comme des leaders à l’échelle nationale dans leur profession respective.
Quelques Noirs trouvèrent un emploi au sein du gouvernement fédéral. Parmi eux, un nombre infinitésimal occupait les « postes de Noirs » les plus élevés, tels que contrôleur du trésor public, greffier en chef du District de Columbia, Ministre Résident en république d’Haïti et ministre plénipotentiaire au Libéria. La plupart de ces fonctionnaires travaillaient comme domestiques ou dans les prisons, mais un petit nombre d’entre eux occupaient des postes d’employés de bureau. 38 L’auteur de ce livre, qui grandit à Washington durant les premières années du siècle, se souvient que ces derniers étaient des citoyens prospères, respectables et progressistes, des leaders au sein des organisations religieuses, civiques ou éducatives auxquelles ils appartenaient. En termes d’influence, ils ne venaient qu’après les professions libérales, les hommes d’affaires et les enseignants.
Un des soubassements les plus solides du progrès noir ne fut autre que le développement remarquable de l’alphabétisation. Ce véritable bond en avant, de 18,6 % en 1870 à 55,5 % en 1890, a peut-être été l’une des raisons de l’introduction de la clause de « compréhension » dans les nouveaux amendements constitutionnels destinés à priver les Noirs du droit de vote. Si l’aptitude à lire et écrire avait été la seule condition requise, un grand nombre de Noirs auraient été en mesure d’obtenir le droit de vote. Les statistiques à notre disposition ne permettent pas de connaître la répartition entre les personnes ayant terminé leur scolarité en primaire ou au lycée. Nous pouvons toutefois supposer que la plupart d’entre eux ne suivaient que les cours de l’école primaire, puisque la grande majorité des étudiants des « universités » de couleur dans le Sud y suivaient des cours des cycles élémentaire et secondaire 39.
La majorité des enseignants de cette jeunesse de couleur avaient reçu leur diplôme dans des établissements d’enseignement supérieur et des universités fondés par des philanthropes du Nord et des groupements religieux noirs. Durant la Reconstruction, et immédiatement après, l’Alabama, l’Arkansas, Le Mississipi, le Kentucky, le Missouri, le Maryland, le Texas, La Louisiane, La Caroline du Nord et la Virginie créèrent des écoles réservées aux Noirs financées par l’État, dont aucune ne dispensait de cours d’enseignement supérieur. Le premier Morrill Act, voté en 1862, permit la construction d’universités sur des terres octroyées par l’État fédéral, mais il fallut attendre 1871 pour voir le Mississippi créer le premier établissement destiné aux Noirs. Après l’adoption du second Morrill Act, en 1890, dix-sept universités établies sur des terres de l’État fédéral étaient dédiées à l’éducation des Noirs. Dix d’entre elles avaient auparavant bénéficié des fonds privés. Aucune ne proposa avant 1916 de programme de licence ou de programmes de cours d’un niveau comparable à ceux dispensés dans les établissements d’enseignement supérieur réservés aux Noirs qui fonctionnaient avec des fonds privés 40. Aujourd’hui, en partie afin de maintenir les conditions de la ségrégation, les législatures des États du Sud ont volontiers accepté des financements qui ont amélioré et considérablement augmenté l’offre de formations de ces universités soutenues par l’État fédéral et construites sur des terres attribuées par ce dernier. Cependant un nombre indéterminé — 100 selon certaines estimations, sans doute au-dessus de la réalité — de Noirs sont admis dans des facultés de droit ou de médecine, et autres structures d’enseignement supérieur pour étudiants blancs au Texas, en Louisiane, dans l’Arkansas, l’Oklahoma, la Caroline du Nord, le Kentucky, la Virginie, le Maryland, La Virginie occidentale et le Delaware. Ils ne se sont pas contentés d’utiliser l’arrêt Plessy contre Ferguson de la Cour suprême des États-Unis pour imposer aux Universités blanches des États du Sud de fournir des installations que n’avaient pas les moyens de se procurer les universités d’État pour Noirs ; ils ont également entamé des procédures judiciaires pour évaluer le caractère constitutionnel de la ségrégation elle-même dans les établissements publics. Les plus optimistes des avocats noirs pensent que la Cour suprême des États-Unis rendra un jugement en leur faveur.
La saga des écoles privées pour Noirs dans le Sud constitue l’un des épisodes les plus passionnants de l’histoire de l’éducation des Noirs. Alors que la plupart de ces « universités » comptaient plus d’étudiants dans les classes élémentaires et secondaires que dans les sections d’enseignement supérieur, elles incarnaient un concept d’université qui prend pleinement forme aujourd’hui. Les schoolma’m 41 de la Nouvelle-Angleterre défièrent l’ostracisme, les accusations désobligeantes concernant leur moralité (sexuelle, doit-on le préciser) et même la violence pour apporter aux affranchis la « gloire que fut la Grèce et la Grandeur que fut Rome », les splendeurs de la Renaissance, les Lumières des philosophes et encyclopédistes français du XVIIIe siècle, le Grand Réveil de la Nouvelle-Angleterre et même le transcendantalisme d’Emerson. Digne de Don Quichotte ? Oui, bien évidemment. Mais quelques étudiants, comme dans la Grèce antique, à Rome, durant la Renaissance Florentine, le XVIIIe siècle Français et le XIXe siècle en Nouvelle-Angleterre, furent ravis par l’Afflatus Divin. Cela alluma une mèche en eux qui se mua en flamme au cours du XXe siècle.
Lorsque le Général O. O. Howard, Délégué Général du Bureau des Affranchis, se rendit à Atlanta pendant la Reconstruction et demanda aux étudiants quel message il devrait transmettre à son retour dans le Nord, un jeune garçon lança d’une voix stridente : « Dites-leur que nous nous sommes en train de nous élever. » Le garçon s’appelait R. R. Wright, déjà mentionné plus haut comme ce directeur d’une banque de Philadelphie qui participa à la conférence de San Francisco en 1945 et pesa du haut de ses quatre-vingt-dix ans pour que la Charte des Nations Unies accorde à tous les peuples les aspirations dont il avait entrevu la lueur comme ancien esclave en Géorgie. Mary McLeod (Mme Mary McLeod Bethune) fut diplômée du Séminaire Scotia, une école normale de Caroline du Nord, en 1893. Elle fonda le Bethune College (qui deviendra plus tard Bethune-Cookman College), et devint une conseillère estimée et intime du Président Franklin Roosevelt et de son épouse, ainsi que du Président Truman. Elle aussi était présente à San Francisco en 1945 pour démontrer par sa présence, son charme et son prestige que le temps était venu de « promouvoir les droits de l’homme et les libertés fondamentales pour tous sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion. » Channing H. Tobias était étudiant à Paine College, à Augustia, en Géorgie, au tournant du siècle. Après avoir dirigé la Section de Couleur du YMCA pendant un certain nombre d’années, il est le premier directeur de couleur d’une banque fondée par des blancs à New York et l’ancien directeur de la Fondation Phelps-Stokes. En 1951, le Président Truman le nomma délégué suppléant de l’Assemblée Générale des Nations Unies à Paris. James Weldon Johnson, diplômé de l’Université d’Atlanta en 1894, fut l’auteur de plusieurs livres de bonne facture et qui eurent beaucoup de succès, ainsi que des paroles de « l’Hymne National Noir. » Ce poète (ainsi que l’a souligné Sterling Brown) donna « dignité, pouvoir et beauté… à des thèmes dont on se moque habituellement. » Coordinateur national et Secrétaire de l’Association Nationale pour la Promotion des Gens de Couleur (NAACP) de 1917 à 1930, consul des États-Unis au Venezuela et au Nicaragua entre 1906 et 1912, il enseignait l’écriture à l’Université Fisk lorsqu’il mourut tragiquement dans un accident d’automobile en 1938. D’autres encore devinrent des leaders dans leur région, auprès de leurs communautés.
Mais la grande partie des leaders noirs furent formés dans le Nord. Rétrospectivement, il devient clair à l’auteur que c’est en ne parvenant pas à s’emparer des citadelles de l’enseignement du Nord que ceux qui cherchaient à reléguer les affranchis de façon permanente dans une position de « paysans privés de leurs droits » commirent leur plus grosse erreur commise. John Hope acheva son cursus universitaire en 1894 à Brown University et devint le président de Morehouse College (qui forma plus de présidents d’établissements d’enseignement supérieur noirs que tout autre établissement) puis en 1929 président de l’Université d’Atlanta, la première institution noire à proposer uniquement des études de second et troisième cycles. Quasiment aussi blanc que ses ancêtres écossais, Autocrate du Petit-Déjeuner 42 et de sa faculté, Baptiste sévère qui inspirait la peur plus que l’amour, il maintint en vie sur les terres du Ku Klux Klan, la flamme du savoir acquise à l’Université de Nouvelle-Angleterre. William S. Scarborough fut diplômé de Oberlin en 1875, là où Mme Terrell reçut son Artium Baccalaureus en 1883 et son Magister Artium en 1888. E. M. Brawley, diplômé de Bucknell en 1875, fut président de l’Université de Selma dans l’Alabama et le père de Benjamin Brawley, un enseignant réputé de Shaw, Morehouse puis Howard, doublé d’un écrivain talentueux. Thomas Edward Beysolow fut étudiant au Williams College, entre 1891 et 1892, et devint Juge assesseur de la Cour Suprême du Liberia. Edward Wilson, de la promotion de 1893, est désormais substitut du procureur d’État à Chicago. Dès 1891, et ce pendant plusieurs années, George M. Lightfoot fut professeur de latin à l’Université d’Howard. Ce sont eux et d’autres encore qui transmirent à de jeunes Noirs ambitieux la tradition des arts libéraux au sein du Williams College, qui attira au cours du vingtième siècle Sterling Brown, W. Allison Davis, un spécialiste de l’éducation à la petite enfance et membre du corps enseignant de l’Université de Chicago ; son frère John A. Davis, maître de conférences au City College de New York ; et Rupert Lloyd, premier secrétaire et consul de l’Ambassade des États-Unis à Paris et Budapest. Amherst College était en concurrence avec Williams College pour ouvrir ses portes aux étudiants noirs brillants. William H. Lewis, capitaine de l’équipe de football américain de Amherst et orateur lors de la remise des diplômes de 1892, devint célèbre comme brillant avocat d’assises dans le Massachussetts et comme substitut du Procureur Général des États-Unis sous la Présidence de Taft. La tradition de Amherst fut maintenue au vingtième siècle par le regretté Docteur Charles R. Drew, chirurgien en chef et Médecin du travail de l’Université de Howard. Il fut également directeur du projet de don plasma sanguin durant les jours sombres qui suivirent la bataille de Dunkerque, et directeur de la première banque de plasma de la Croix Rouge Américaine ; William H. Hastie, le premier gouverneur noir des Îles Vierges et le premier Noir à être nommé juge de la Cour d’appel fédérale ; le regretté Charles H. Houston, l’un des défenseurs légaux les plus efficaces de l’égalité des droits pour les Noirs. D’autres encore ont gagné leur renommée dans l’enseignement ou en embrassant une carrière dans des professions libérales.
Il était logique que le plus grand nombre d’universitaires noirs illustres au XIXè siècle fût formé à Harvard. En 1889, le Globe de Boston dressa un « tableau d’honneur » des personnes de couleur provenant de la plus vieille université américaine. Les Docteurs Charles Miller et Samuel Boyd y obtinrent leur diplôme de médecine en 1868 ; George L. Ruffin (qui deviendra Juge à Charlestown) y termina ses études de droit en 1870 et Robert T. Freeman son cursus de chirurgien dentaire l’année suivante. Richard T. Greener, le premier Noir à obtenir le degré de Bachelor of Arts (B.A ou Artium Baccalaureus) en 1870, devint le Consul des États-Unis à Vladivostok et à Bombay. George F. Grant qui termina ses études de chirurgien dentaire en 1870, fut élu en 1882 président de l’association des anciens étudiants en odontologie de Harvard. De 1884 à 1889, il enseigna à la Faculté de Médecine Dentaire de Harvard le traitement de la fente palatine et des maladies associées. Le Docteur en médecine James F. Still reçut son diplôme en 1871 et Archibald H. Grimké sa licence de Droit en 1874. Parker N. Bailey, qui obtint sa licence peu de temps après, enseigna l’anglais à quelques-uns des plus illustres diplômés du Lycée de M Street, à Washington, durant les premières années du XXe siècle. Otis F. Smith obtint son diplôme de chirurgie dentaire en 1881 ; Robert H. Terrell, qui obtint son Bachelor of Arts en 1884, embrassa ensuite une carrière de juge municipal à Washington. Henry L. Bailey de la promotion de 1889 enseigna le grec au lycée de M Street à des étudiants qui préparaient leur entrée dans les meilleurs établissements d’enseignement supérieur et universités de la Nouvelle-Angleterre. William L. Lewis obtint sa licence de droit en 1895, et fut l’un des précurseurs illustres de Hastie, Houston, Raymond Pace Alexander et d’autres encore. Certains des universitaires noirs les plus éminents aujourd’hui, en particulier en histoire, obtinrent leur doctorat à Harvard.
Aucun d’entre eux, cependant, ne fut l’égal de William Edward Burghardt Du Bois, le premier Noir à obtenir le degré de Docteur en Philosophie à Harvard, en 1895. Il fut l’auteur de la première monographie et de ce qui a été probablement la première recherche scientifique portant sur la communauté noire des États-Unis, publiée dans le cadre des Harvard Historical Series. Il inaugura au tournant du siècle les Atlanta University Studies qui sont encore incontournables aujourd’hui pour ce qui concerne l’étude des Noirs dans pratiquement tous les domaines de la vie. De la même façon, son ouvrage Les Âmes du Peuple Noir, demeure la profession de foi de référence concernant les revendications des Noirs pour l’égalité des droits. Défenseur éloquent du « Dixième Talentueux 43 » il s’opposa non seulement au Compromis d’Atlanta de Booker T. Washington, mais fut une source d’inspiration pour pratiquement tous les Noirs illustres des premières décennies du XXe siècle. Rédacteur en chef de Crisis, l’organe officiel de l’Association Nationale pour la Promotion des Gens de Couleur, il condamna dans un style incomparable les injustices infligées aux Noirs au cours du XXe siècle. Fondateur des Congrès panafricains et de l’Association panafricaine, il concentra ses efforts, comme on le voit dans ses derniers ouvrages, sur les iniquités du colonialisme. Son livre Black Reconstruction in America ne faisait pas que présenter les aspects économiques de cette période cruciale, mais comme l’a indiqué Howard K. Beale, « mettait en évidence une documentation imposante, jamais exploitée auparavant, et dont devra tenir compte chaque historien dans le futur 44. »
Néanmoins Du Bois n’était pas le premier historien noir d’importance dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle. En 1882, George Washington Williams écrivit une Histoire de la Race Noir en Amérique en deux volumes qui fut utilisée par tous les historiens du Noir après lui. L’ouvrage, dans lequel l’auteur ne fait pas toujours preuve ni de retenue ni d’une extrême rigueur scientifique, était cependant amplement documenté et rassemblait de nombreuses preuves établissant que les Noirs n’avaient pas toujours passé leur temps à couper du bois ou à puiser de l’eau. Carter G. Woodson, qui fonda l’Association pour l’Étude de la Vie et de l’Histoire des Noirs en 1915, s’appuya beaucoup sur Williams et s’en inspira indubitablement. Parmi les contributeurs du Journal of Negro History, se trouvent des historiens blancs qui refusent d’accepter les jugements dépourvus d’esprit critique au tournant du siècle de l’école Burgess-Dunning, alors partisane de la réconciliation entre le Nord et le Sud.
Dans les beaux-arts également les Noirs commençaient à être reconnus. Parmi les auteurs noirs, Paul Laurence Dunbar suivit les traces de Page et de Harris dans deux de ses recueils de nouvelles publiés avant 1901, Folks from Dixie, et The Strength of Gideon. Sa femme, Alice Dunbar, fut inspirée quant à elle par Cable pour écrire son livre The Goodness of St. Rocque and Other Stories 45. J. McHenry Jones, auteur moins connu, utilisa son Hearts of Gold comme vecteur de dénonciation des injustices juridiques, du système de travail forcé subi par les prisonniers, de l’exploitation des femmes et du lynchage. Son roman fut l’un des premiers écrits aux États-Unis ayant comme personnage principal l’enfant issu du mariage légal entre une femme blanche et un homme noir. Iola Leroy, or Shadows uplifted (1892) écrit par Frances Ellen Watkins Harper, l’auteure noire de vers abolitionnistes la plus connue, fut le premier roman publié après la guerre de Sécession par un auteur de couleur. Son récit s’articule autour du portrait de Noirs instruits et bien élevés avec pour but évident de contrebalancer le genre littéraire du roman de la plantation (plantation tradition). Pauline Hopkins poursuivit sur ce thème dans Contending Forces : A Romance Illustrative of Negro Life North and South 46. À l’exception des recueils de nouvelles de Dunbar, qui avaient un nombre de lecteurs relativement important non seulement en raison de la notoriété de l’auteur comme poète mais également parce qu’il adhérait au genre du roman de la plantation, ces romans eurent un public restreint.
Charles Waddell Chesnutt, au contraire, connut un grand succès, non pas parce qu’il était de couleur mais parce que c’était un artisan doué qui s’attira les éloges de Walter Hines Page et de William Dean Howells. Il fut également le premier romancier de couleur décrivant les aspects sordides de la vie en plantation, à être publié par une maison d’édition réputée. Ce livre, The Conjure Woman, fut publié en 1889 par Houghton Mifflin tout comme le furent The Wife of His Youth and Other Stories of the Color Line (1899), The House Behind the Cedars (1900) et The Marrow of Tradition (1901). Ces ouvrages traitaient en premier lieu de questions concernant la séparation de couleur, à la fois entre blancs et noirs mais également entre les différentes classes de Noirs 47. On pourrait débattre de l’impact que ces livres ont pu avoir sur les mentalités. Cependant, là encore, un homme de couleur avait démontré qu’à chances égales, il était capable de produire une performance d’une qualité sur laquelle peu de personnes auraient misé à l’avance.
Alberry Whitman s’était fixé cet objectif lorsqu’il composa un poème en « vers épiques, » Rape of Florida, or Twasintas Seminoles. Mais Sterling Brown le trouva « confus, obscur et prétentieux. » Les Noirs dévoilèrent de plus grands talents pour la poésie populaire durant la dernière partie du dix-neuvième siècle. Le plus fameux d’entre eux, Paul Laurence Dunbar, suivait toutefois de près le chemin tracé par Page et d’autres laudateurs du roman de la plantation 48.
L’année où se déroulèrent les élections très disputées entre Hayes et Tilden, un tableau, Under the Oaks, remporta une médaille de première classe lors de l’Exposition Universelle organisée à Philadelphie, et fut acquis pour une valeur de 1 500 $. Lorsque l’artiste, Edward M. Bannister, se présenta pour recevoir sa récompense, il fut insulté par les gardes qui n’avaient pas été prévenu que le peintre était un Noir. Edmonia Lewis, devenue célèbre pour ses sculptures à Rome, rencontra un grand succès lors de l’Exposition de Philadelphie. Le plus grand de tous les artistes noirs fut Henry O. Tanner, un peintre qui était acclamé à Paris par ses compatriotes américains comme le « doyen des peintres américains. » Son tableau La Résurrection de Lazare, fit sensation dans les salons à Paris en 1897. Récompensé par une médaille de troisième classe, Tanner vendit sa peinture au Ministère français de l’Instruction publique et des Beaux-arts. Tanner, néanmoins, ne sera connu aux États-Unis que bien plus tard à l’instar de Meta Vaux Warrick, une sculpteuse qui se rendit à Paris en 1899 49. À notre époque également, Roland Hayes et Marian Anderson ont été acclamés en Europe avant d’obtenir aux États-Unis la reconnaissance que leur art accompli mérite de recevoir.
Les Noirs, à l’instar d’autres Américains, avaient pour habitude de se réunir lors de conventions afin de discuter de leurs problèmes, de promouvoir leurs ambitions personnelles et d’esquisser des perspectives. De 1817 à la veille de la guerre de Sécession, le Mouvement des Conventions rassembla un grand nombre des Noirs les plus illustres, ainsi que leurs sympathisants, pour débattre de sujets tels que la colonisation, l’abolition, la création d’établissements d’enseignement supérieur pour les gens de couleur, l’admission des Noirs dans les Universités blanches et la migration au Canada. La Ligue des Ouvriers de Couleur se réunit à New York en 1850. Durant la Reconstruction, la Convention Nationale des Syndicats des Gens de Couleur organisa un rassemblement en 1869, en janvier 1871 et en octobre de la même année, au moment même où se réunissait la Convention du Sud, un rassemblement politique organisé à Columbia, en Caroline du Sud. Malgré les efforts de certains leaders syndicaux de couleur, les politiciens emmenés par Douglass parvinrent progressivement à transformer la convention en forum pour la promotion des intérêts du parti Républicain. Dès 1874, l’Union Syndicale Nationale des Gens de Couleur, tout comme son homologue blanc, avait cessé toute activité organisationnelle 50.
Il y eut un nombre si important de conventions nationales, d’État ou organisées par des groupes d’intérêt spécifiques entre la fin de la Reconstruction et le tournant du siècle qu’il serait fastidieux de toutes les répertorier. Cependant, puisque ce Mouvement de Convention post-Reconstruction n’est pas aussi connu que celui ayant existé avant la guerre de Sécession, il est nécessaire de l’analyser brièvement afin d’indiquer à quel point les Noirs étaient viscéralement impliqués dans leur propre promotion. Dès 1877, une convention des enseignants de couleur dans le Missouri adopta des résolutions en soutien au premier Morrill Act, et réclama une amélioration des infrastructures éducatives ainsi que l’égalité des chances pour les Noirs de l’État. L’Exode de 1879, et d’autres migrations de moindre importance dans les années 1880, conduisirent à l’organisation d’un certain nombre de rassemblements de Noirs pour exiger le soutien du gouvernement fédéral et son aide envers les migrants. Les conventions organisées à Richmond, en Virginie, en 1879, et à Washington l’année suivante, furent dédiées en grande partie à des questions d’ordre politique. Les conventions nationales eurent de plus en plus pour objectif de déterminer auquel des deux partis majoritaires apporter son soutien. Lors de l’une des plus importantes d’entre elles, celle de Louisville en 1883, la convention refusa d’adopter une résolution en faveur du parti Républicain. Cependant, lors de la même convention, Douglass formula une demande d’aide fédérale à l’éducation publique. Un certain nombre de conventions organisées dans les années 1890 dénoncèrent les lynchages. En 1890, la Convention Afro-Américaine de Columbus, dans l’Ohio, désapprouva la tentative de modifier le système des écoles mixtes établi par la loi trois années auparavant. La Convention de la Presse Afro-Américaine de 1891 s’opposa à l’expatriation de Noirs et afficha son soutien à la migration du Sud vers l’Ouest et le Sud-Ouest ; elle dénonça le Congrès qui n’avait pas réussi à faire adopter les projets de loi Blair et Lodge, et condamna les compartiments de couleur et autres formes de discrimination dans les lieux publics officialisées par les lois ségrégationnistes Jim Crow. Elle demanda instamment la nomination d’un juriste noir compétent à un tribunal fédéral. Des conventions furent organisées dans le Sud également, notamment à Nashville, en 1879 ; Goldsboro dans la Caroline du Nord en 1882 ; à Richmond en 1855 et à Raleigh en 1895 51. Des associations religieuses se réunissaient fréquemment tout comme d’autres types d’associations.
À l’approche de la fin du siècle, des femmes de couleur commencèrent à prendre une part active tant dans les affaires civiles que sociales. Établie sur le modèle de la Fédération Générale des Clubs de Femmes, la Ligue des Femmes de Couleur fut fondée à Washington par Mme Helen Cook en 1892, et approuvée par les lois du district en 1894. L’une des signataires de l’acte d’incorporation fut Mme Terrell. En 1893 elle écrivit un article dans lequel elle déclarait : « Une organisation nationale des Femmes de Couleur accomplirait tant de bien dans un nombre de domaines si variés que des femmes réfléchies et prévoyantes exhortent sans relâche leurs sœurs partout dans le pays à coopérer avec elles à l’égard de ce sujet primordial… Il y a toutes les raisons pour que tous ceux et celles qui prennent à cœur les intérêts de la race s’associent à la Ligue, afin qu’existe une vaste chaîne d’organisations à travers tout le pays, qui réinvente des manières et des moyens de promouvoir notre cause. » En 1895 le Women’s Era Club de Boston organisa une convention de laquelle naquit la Fédération Nationale des Femmes Afro-Américaines. Des représentantes de plus de vingt clubs participèrent au rassemblement. Mme Joséphine St. Pierre Ruffin, épouse du Juge Ruffin, affirma que les femmes de couleur ne contribuaient pas ce faisant à tracer une séparation de couleur, mais constataient le refus des femmes du Sud de permettre aux femmes de couleur de faire partie de la Fédération Générale des Clubs de Femmes. Parmi les sujets traités lors des débats, on peut citer La Femme et l’Enseignement Supérieur, la Nécessité de S’organiser, le Travail Individuel pour l’Élévation et l’Éducation Spirituelle, La Valeur de la Littérature De Race ; L’Égalité Politique ; la Pureté Sociale ; La Tempérance ; La Formation Industrielle. En 1896, la Fédération Nationale des Femmes Afro-Américaines et la Ligue des Femmes de Couleur fusionnèrent pour former l’Association Nationale des Femmes de Couleur, dont Mme Terrell fut la première présidente. L’organisation ainsi créée continua à publier la revue Women’s Era qui avait été lancée par le club de Boston. À l’instar de la Revue de l’A.M.E., cette publication contenait non seulement des articles traitant de questions propres aux Noirs, mais également des articles touchant à des sujets d’ordre général, comme par exemple William Jennings Bryan et la libre frappe de la monnaie. Les thèmes abordés lors des débats de la Convention de Nashville en 1897 et de Chicago en 1899 couvraient de la même façon des problématiques d’ordre général et ayant un intérêt particulier pour les Noirs. Lors de la dernière convention, il y avait 146 délégués représentant 46 clubs et 16 États. Le nombre des clubs était évalué à plus de 300. L’une des intervenantes fut Mme Ellen M. Henrotin, ancienne présidente de la Fédération Générale des Clubs de Femmes. Mais le Club des Temps Nouveaux de Boston se vit refuser l’adhésion à la Fédération Générale lors de sa Convention de Milwaukee en 1900 52.
Renvoyées à leurs propres organisations, les femmes de couleur continuèrent de concentrer leur attention sur des problèmes qui leur étaient spécifiques, et tentèrent d’augmenter le nombre de leurs adhérents. Aujourd’hui, l’Association Nationale des Femmes de Couleur est composée d’environ 40 000 membres. Le Conseil National des Femmes noirs, dont la fondatrice en 1935, et présidente jusqu’en 1949, fut Mme Mary McLeod Bethune, revendique près d’un million d’adhérents et constitue un instrument de défense puissant dans la lutte pour l’égalité des droits concernant cette catégorie d’Américains dont l’accès à l’égalité est la plus bafouée, autrement dit les femmes de couleur. Un hommage particulier fut rendu à Mme Terrell lors d’une réception organisée pour son quatre-vingt-huitième anniversaire ; on y rendit hommage à sa participation à un procès remettant en question la constitutionnalité des lois contre les discriminations promulguées par le gouvernement territorial de Washington en 1872 et 1873. La décision rendue en 1953 par la Cour suprême des États-Unis ouvrit les restaurants de façon générale aux Noirs ; la plupart d’entre eux y avaient déjà été servis lorsqu’ils se présentaient accompagnés par des blancs. Mme Terrell reçut les honneurs de quelques 800 amis lors de son quatre-vingt-dixième anniversaire en 1953 à l’Hôtel Stapler de Washington, où ils lancèrent une Fondation Mary Church Terrell afin d’éradiquer la ségrégation de la capitale de la Nation.
L’effet que produisit dans les esprits des Américains, blancs et noirs, la conduite remarquable de quatre régiments d’hommes de couleur de l’armée régulière durant la Guerre Hispano-Américaine fut à peine perceptible à l’époque et il demeure bel et bien oublié aujourd’hui. Nous autres Noirs n’avions que peu de chose, au tournant du siècle, pour continuer à croire en nous-mêmes, hormis la fierté éprouvée à l’égard des Neuvième et Dixième Régiments de Cavalerie, et des Vingt-Quatrième et Vingt-Cinquième Régiments d’infanterie. Dans un grand nombre de foyers noirs, on trouvait des lithographies représentant la fameuse charge des troupes de couleur vers le sommet la Colline San Juan. Ils furent nos Ralph Bunche, nos Marian Anderson, Joe Louis et Jackie Robinson. Au regard de la mentalité qui dominait alors, ces régiments étaient les seuls auxquels pouvaient être régulièrement affectés la poignée de diplômés de couleur sortant de West Point. L’un de ces diplômés de la promotion de 1889, Charles Young, s’éleva, malgré le peu de soutien, jusqu’au rang de Colonel. Ses qualités d’homme et de soldat ont sans aucun doute contribué à la décision de rouvrir les portes de West Point ces dernières années aux cadets de couleur et ont incité le Président Franklin D. Roosevelt en 1940 à nommer Benjamin O. Davis (désormais à la retraite) Général de brigade dans l’armée régulière, le seul Noir à ce rang. La capacité démontrée des Noirs à répondre aux exigences strictes de West Point durant ces dernières années facilita l’admission de Noirs dans l’École Militaire d’Annapolis. La route longue et difficile menant de la politique de ségrégation inébranlable dans l’armée qui fut adoptée immédiatement après la guerre de Sécession 53 aux premiers pas véritables de l’intégration dans les forces armées n’aurait jamais pu être parcourue sans ces bornes disposées le long du chemin.
La guerre hispano-américaine ne donna pas seulement aux Noirs un sentiment hautement nécessaire de fierté tandis qu’elle insufflait à quelques autres Américains un respect rarement manifesté envers les Noirs. Lorsqu’ils sortirent de la guerre, les États-Unis étaient devenus une « puissance mondiale, » engagée en particulier dans les Caraïbes et l’Extrême Orient. Les conséquences de ces engagements sont évidentes pour les historiens. Mais il est probable qu’aucun Américain de l’époque n’aurait pu voir un présage sinistre dans une illustration de Pearl Harbor publiée par le Washington Star le 27 mars 1897. La marche en avant vers l’égalité avait commencé bien avant le 7 décembre 1941, mais « l’arsenal de la démocratie » est devenu progressivement, et remarquablement, plus sensible aux critiques formulées à l’étranger, et pas seulement par des communistes, contre les injustices persistantes commises par le champion du « monde libre. »
Plongés dans la pénombre du compromis et de la réconciliation qui prévalait au tournant du siècle, les observateurs ne pouvaient non plus repérer les effets invisibles de l’égalité de traitement accordé aux Noirs faisant des recherches à la Bibliothèque du Congrès et à la Bibliothèque Publique de Washington. L’auteur de ce livre, qui explora ces bibliothèques dès le début du siècle, réalise aujourd’hui que de pouvoir se mêler ainsi, sur un pied d’égalité, à d’autres Américains, empêchait les esprits des jeunes Noirs de Washington de se pervertir et de se flétrir. Lorsque nous n’étions encore que des enfants, garçons et filles, nous avons dû découvrir, même sans en apprécier pleinement la portée, la position privilégiée dont bénéficiaient les étudiants et chercheurs utilisant ces bibliothèques. La ségrégation sévissait dans les écoles, les hôtels, dans un grand nombre de restaurants et de théâtres, et même dans les églises. Mais les hommes et les femmes, garçons et filles des deux races, s’asseyaient côte à côte devant les tables de travail de ces lieux, trésors de connaissances accumulées au fil des siècles. Les étudiants de couleur qui fréquentèrent les établissements d’enseignement supérieurs de la Nouvelle-Angleterre vécurent cette expérience charnière, qui permettait d’atténuer l’anxiété inhérente aux premiers contacts avec nos camarades de classe blancs. Les natifs blancs de Washington qui ont contribué à la révolution pacifique d’un changement social dans la capitale y ont été encouragés par le souvenir de l’harmonie qui régnait dans ces deux bibliothèques.
Cependant, l’évènement le plus significatif peut-être d’entre ceux qui allaient transformer l’Amérique eut lieu lorsque Henri Ford sortit lentement sa première voiture à deux places de la ruelle derrière l’Avenue Bagley à Détroit, et roula autour du pâté de maison. Le tableau de Norman Rockwell, La Rue ne Fut Plus Jamais La Même, récemment reproduit dans plusieurs revues et journaux populaires, représente visuellement la stupéfaction que produisit cette révolution dans les moyens de transports. Au fil du temps « l’attelage sans chevaux » devait pénétrer l’arrière-pays américain, relier en zigzaguant les villages perdus aux cités grouillantes d’activité, et changer les mentalités autant que le paysage. Une authentique légende populaire raconte que lorsqu’un Noir acheta une automobile pour la première fois à Atlanta, en Géorgie, quelqu’un lui demanda « Sur quelle route tu vas la conduire ? ». À moins d’avoir vécu dans le Sud au début du siècle, il est difficile pour quiconque de comprendre quelle révolution représentait pour des propriétaires blancs d’une station-service de devoir remplir le réservoir d’une voiture conduite par un noir. Ou encore l’effet que produisait dans l’esprit des Jeeter Lesters de Tobacco Road 54 la vision d’un Noir au volant d’une automobile. Ou enfin la preuve irréfutable que, si on leur en donnait la possibilité, les Noirs étaient de bons mécaniciens et des artisans doués dans l’industrie automobile. Un ouvrage fascinant pourrait être écrit au sujet des « Effets de l’Automobile sur les Relations entre Races, en particulier dans le Sud. »
On peut difficilement contredire l’affirmation selon laquelle l’accélération la plus rapide du progrès des Noirs vers une citoyenneté de première-classe s’est produite depuis le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, et plus encore durant la guerre froide avec l’Union Soviétique. Il faut accepter cependant l’idée que la descente aux enfers vécue dans les vingt-cinq dernières années du dix-neuvième siècle n’avait pas entraîné la destruction des racines de la guérison. Ces dernières attendaient l’élan prodigieux des États-Unis, en tant que plus grande puissance de l’histoire, pour porter les fruits qui nous permettent de croire aujourd’hui en la capacité de l’expérience démocratique américaine à « inclure de la même manière et pour toujours tous les citoyens américains. »

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