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Anne-Christine Trémon

Anne-Christine Trémon est maître d’enseignement et de recherche (MER) à l’université de Lausanne, affiliée au Laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle (LACS). Docteure en anthropologie sociale de l’EHESS (2005) et agrégée d’histoire, elle a soutenu une Habilitation à diriger les recherches à l’université Paris Nanterre (2018). Elle a publié deux monographies, Chinois en Polynésie française. Migration, métissage, diaspora (2010) et Pour la cause de l’ancêtre. Relation diasporique et transformations d’un village globalisé, Shenzhen, Chine (2018) aux éditions de la Société d’ethnologie. Ses enquêtes successives composent une ethnographie multisituée de la diaspora chinoise, et plus largement, de la « globalisation chinoise ». Ses recherches actuelles portent plus particulièrement sur les processus d’urbanisation et de biens communs/publics. Ses travaux entrent en discussion avec les études urbaines et migratoires, l’histoire globale, la socio-anthropologie économique, ainsi qu’avec le tournant moral et éthique en anthropologie.




Références de citation

Trémon Anne-Christine (V1: novembre 2020). “Vols, racisme et vidéo : mobilisations sécuritaires à Aubervilliers, Seine-Saint-Denis”, in Chuang Ya-Han, Trémon Anne-Christine (dir.), Mobilités et mobilisations chinoises en France, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-03-6 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Vols-racisme-et-video)

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Dernière mise à jour : 20 novembre 2020


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Les candidats au concours de commissaire de police en 2019 devaient résoudre le cas pratique suivant : à partir d’un dossier documentaire, rédiger à l’attention de la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP 1), une note d’information renseignant sur le « sentiment d’insécurité ressenti » par les ressortissants « d’origine asiatique » d’une commune de la banlieue parisienne, et « lui faire part de toute proposition d’action pertinente pour lutter contre ce phénomène, en vous appuyant sur les ressources de votre service mais aussi sur la dimension partenariale que doit revêtir cette réponse 2 ». Une telle dimension « partenariale » – visant à une « coproduction de la sécurité » par les forces de l’ordre, les élus locaux, et les associations de citoyens — a été promue depuis le début des années 1980 dans le cadre de la politique de la ville, qui a accompagné la décentralisation de l’État français. Les préfets, à l’échelon du département, et les maires, à l’échelon des communes, se sont vu attribuer des responsabilités croissantes en matière de maintien de l’ordre ; en outre, les textes prévoient la participation d’associations dans les instances de concertation locales 3.

Un rapport de 2017 pose le constat que l’implication des citoyens dans la « gouvernance de la sécurité » est plutôt limitée, mais il nuance l’idée d’un déficit de mobilisation populaire dans le champ de la lutte contre l’insécurité, citant des cas d’engagement citoyen qui apparaissent souvent hors des canaux institutionnels et dans les situations où les populations souffrent d’un sentiment de relégation et de négligence de la part des pouvoirs publics 4. Un des exemples cités est la grande manifestation qui a eu lieu, le 4 septembre 2016, à la suite de la mort d’un résident d’Aubervilliers 5, Zhang Chaolin, des suites des coups reçus lors d’une agression visant à lui dérober le contenu de son sac. Or, les mobilisations chinoises ne se résument pas à des manifestations de rue, et les autorités ont été amenées à travailler très tôt « de manière partenariale » avec les associations. Ce chapitre porte principalement sur la mobilisation, qui a, dès 2010, à Aubervilliers, publicisé le problème de vols violents à l’encontre des personnes d’origine chinoise.

Lorsque la création de l’« Union des commerçants chinois d’Aubervilliers pour la sécurité » (UCAS) est annoncée dans un communiqué publié sur le forum huarenjie.com en décembre 2010, les vols violents visant des grossistes chinois sont devenus monnaie courante. Il s’agit surtout de vols « à la tire », c’est-à-dire à l’arrachée ; certain·e·s (surtout des femmes) ont été dévalisé·e·s alors qu’ils marchaient dans la rue ou conduisaient leur voiture. À la fin de l’année 2010, les vols ont pris une tournure plus violente et plus inquiétante, des personnes ayant été suivies, puis attaquées et dévalisées à leur domicile 6. Nous verrons au cours du développement comment le caractère raciste, car ciblé en fonction de l’origine des personnes et de leur apparence physique, de ces agressions a été très tôt reconnu par la police. J’en ai moi-même été témoin à l’occasion d’une scène dans le RER qui me menait vers Aubervilliers, où j’entendis des jeunes hommes se vanter qu’ils allaient « casser du Chinois » 7. La négociation à propos des solutions à apporter aux vols violents a conduit à l’acceptation malaisée de la mobilisation d’un groupe rassemblé selon des critères ethniques (la nationalité et les origines chinoises) et victime de ciblage raciste (voir l’encart Ethnique et raciste ci-dessous).

Ethnique et raciste

Le premier, suivant la définition de Max Weber, qualifie l’organisation en communauté selon des critères subjectifs d’appartenance en référence à des origines communes (en l’occurrence la communauté chinoise) ; la plupart des mobilisé·e·s chinois·e·s se qualifient eux-mêmes de la sorte (en chinois, huaren). La dénomination « asiatique » est plutôt employée par une nouvelle génération d’associations à des fins de visibilité politique en même temps que de lutte contre le racisme à l’égard de personnes originaires de Chine ou d’Asie du Sud-Est. L’appellation « chinois » peut cependant être utilisée en un sens raciste, et l’appellation « asiatique » en un sens ethnique. Les auteurs d’agressions emploient le terme « chinois » en un sens raciste. Les policiers et les médias emploient plutôt l’appellation « asiatiques » même lorsqu’il s’agit de personnes d’origine chinoise ; cette préférence tient probablement à ce qu’elle évite la référence à l’origine nationale (celle-ci pouvant entretenir le doute sur la loyauté envers la France des naturalisés et des enfants d’immigrés). L’usage d’« asiatique » se modèle ainsi sur celui qui est fait de « nord-africain » ou « maghrébin » plutôt qu’« algérien » ou « marocain » (contrairement à d’autres pays européens, où ce sont ces désignations qui l’emportent) 8.

Les raisons les plus fréquemment invoquées pour rendre compte du boom de la vidéosurveillance sont le lobbying développé auprès des décideurs politiques par les industriels du secteur, ainsi que la croyance en l’effet dissuasif des caméras, celles-ci devant permettre une « prévention situationnelle » de la délinquance 9. Ce chapitre montre, à l’échelon local, comment l’installation de caméras est apparue comme la solution « qui s’impose », alors même qu’elle se heurte à de fortes contraintes logistiques, budgétaires et légales. Si elle est en partie le fruit de la tendance, encouragée par le contexte des années 2000 à tout miser sur la vidéosurveillance, nous avançons qu’elle fait surtout figure d’issue « par défaut », permettant de satisfaire les intérêts des différentes parties impliquées dans la négociation « partenariale » entre commerçants, police et municipalité.

Nous visons à montrer que la vidéosurveillance est un fétiche au sens premier du terme — on lui attribue une capacité autonome à assurer la dissuasion et la résolution des crimes et délits — mais qu’elle agit également comme un « faitiche », en ce qu’elle permet, par la neutralité technologique qu’elle représente de dépasser des tensions et des contradictions qui seront successivement abordées dans ce chapitre 10 : tension entre reconnaissance du caractère raciste des vols violents et malaise devant la mobilisation ethnique ; entre l’encouragement à adopter des mesures d’auto-protection et la crainte d’une dérive milicienne ; entre la demande et la nécessité d’un renforcement de la surveillance policière et le manque de moyens policiers ; entre stratégie d’influence par les élites économiques chinoises et mécontentement « à la base » devant l’instrumentalisation politique que font ces élites de la question ; et enfin, entre la volonté de protéger des intérêts économiques non négligeables pour la ville d’Aubervilliers et l’exigence d’assurer l’égalité entre tous ses habitants.

Vidéosurveillance

Durant les années 2000, et tout particulièrement sous la présidence de Nicolas Sarkozy (2007-2012), la vidéosurveillance (renommée officiellement « vidéoprotection ») a été brandie comme le principal outil de lutte contre la délinquance. Un rapport émis par la Cour des comptes en juillet 2011 a critiqué les dépenses considérables engagées par l’État en vidéosurveillance, et un rapport sénatorial de 2013 a demandé un moratoire sur ce type d’investissement dans l’attente d’une étude scientifique indépendante sur les apports véritables de la vidéosurveillance en termes de sécurité. Je n’ai trouvé aucune trace du rapport public qui en aurait résulté. Cependant, un nombre croissant d’études tend à montrer la faible efficacité de la vidéosurveillance dans la lutte contre les crimes et délits 11. Si les dépenses de l’État en matière de vidéosurveillance ont depuis lors diminué, elle demeure toutefois encouragée notamment dans les zones urbaines à taux élevé de criminalité.

Mobilisation collective et publicisation de l’insécurité

La dynamique d’unification et de mobilisation collective qui débouche sur la formation de l’UCAS à Aubervilliers a été largement catalysée par la mobilisation collective de Belleville 12 mais aussi par le voyage effectué en Chine en juillet 2010 13. Les commerçants chinois d’Aubervilliers étant jusqu’alors dispersés en une multiplicité d’associations, les autorités municipales encouragent leur regroupement dans une association qui leur permettrait d’avoir un interlocuteur unique. Ce soutien de la mairie est perceptible à ce que l’UCAS a parmi ses porte-paroles Mme Ling, une consultante déjà recrutée précédemment par la municipalité dans le contexte de la signature, au cours de l’année 2010, d’accords commerciaux avec les districts d’origine de nombreux commerçants chinois d’Aubervilliers dans la province du Zhejiang 14. Mme Ling, ayant des liens de longue date tant avec les commerçants qu’avec les élus d’Aubervilliers, effectue l’intermédiaire avec la municipalité 15. Par ailleurs, les entrepreneurs les plus importants, notamment Wang Hsueh-Sheng, usent de leurs entrées auprès des élus d’Aubervilliers et de la communauté d’agglomération Plaine Commune, pour lesquelles la présence du commerce de gros chinois est une source de revenus et de dynamisme économique. Dans les réunions informelles comme celles du « Collectif de la rue Haie Coq » 16, ils tendent à utiliser les mesures qui sont exigées d’eux (et dont il est attendu qu’ils les relaient auprès de leurs locataires) en matière d’amélioration du stationnement et de diminution des embouteillages, pour obtenir des contreparties en matière de sécurité. Ils n’hésitent pas à déployer l’argument de la diminution des revenus pour Aubervilliers qui pourrait résulter en la recherche d’environnements plus sûrs, et jouent ainsi sur une forme de concurrence entre territoires.

Leur mobilisation est ethnique, en ce sens qu’ils en appellent à la solidarité entre personnes d’origine chinoise (huaren) pour remédier à la situation. Non seulement la mobilisation contre l’insécurité doit passer par l’unité dans la lutte de tous les Chinois d’Aubervilliers, mais elle doit en outre déboucher sur leur changement d’image, de proie passive à force dissuasive. C’est ce que montre la déclaration fondatrice de l’UCAS :

L’application de la loi par la police doit être améliorée à court terme à Paris ainsi que dans de nombreuses villes françaises. (...) Les associations de commerçants et les entreprises chinoises ont décidé de briser le cercle vicieux consistant à « ne pas être protégé et ne pas pouvoir se défendre ». Elles se sont spontanément unies pour créer la ligue des commerçants chinois pour la sécurité publique (zhi’an lianmeng), dans le but de « maximiser » les droits à la protection dans les limites de la loi, en prenant des mesures concrètes, et en obtenant la compréhension du gouvernement local, afin de contenir la criminalité ; l’objectif est de s’unir pour la protection 17.

Outre ce lobbying assumé auprès des autorités, l’UCAS intervient à plusieurs niveaux. Sa principale tâche consiste à diffuser des informations auprès de la communauté des grossistes sur la façon de réagir en cas d’agression. L’UCAS transmet et traduit les recommandations émises par la police quant à la manière d’éviter les vols, la première étant d’éviter de transporter de grosses sommes d’argent liquide. Lors des rencontres réunissant commerçants chinois et agents de la police nationale, les échanges portent souvent sur ce sujet. Les agents sont pour la plupart spécialisés dans la communication autour des questions de prévention. Un de leurs mantras est que les commerçants sont des proies faciles dès lors qu’ils transportent de grosses sommes en espèce sur eux (les montants pouvant s’élever à plusieurs dizaines de milliers d’euros). Ce à quoi les commerçants tendent à rétorquer qu’ils peuvent difficilement éviter le recours à l’argent liquide, étant donné que leurs clients, qui viennent de toute l’Europe, veulent voir la marchandise dans le magasin avant de payer. S’y ajoutent fort probablement des considérations fiscales et de paiement « au black » des employés, mais ce sont uniquement les secondes qui sont ouvertement évoquées par les policiers. Une adjointe de sécurité énumère la liste des préconisations les plus fréquentes : ne pas aller à la banque tous les jours à la même heure, porter le sac à main côté trottoir et non côté rue, ne pas laisser ses effets personnels de manière visible dans l’habitacle de son véhicule, etc. 18 Les informations transmises par les délégué·e·s de la police ont également trait aux lieux où il faut se rendre pour porter plainte et à la procédure à suivre en cas de vol.

Tout en assurant la traduction et la transmission de ces informations auprès de ses adhérents, l’UCAS agit également auprès de la police et des autorités municipales. Elle a deux exigences principales : l’une est une présence policière renforcée ; l’autre, l’installation de caméras. Ce lobbying est soutenu par la pression exercée sur les autorités locales par l’ambassade de la République populaire de Chine en France.

Soupçons de milice ou de communautarisme ? La double contrainte

Les grossistes chinois aussi bien que les représentants de la police tantôt rejettent, tantôt endossent les dimensions ethniques de la mobilisation, et raciste des agressions. La notion de « double contrainte » (double bind) permet d’examiner les messages qu’ils s’envoient mutuellement 19. Elle s’applique à des situations où une personne est soumise de manière répétée à des injonctions contradictoires de la part d’une ou plusieurs autres personnes. D’une part, les Chinois et la police font appel aux normes républicaines de bonne citoyenneté — c’est-à-dire dépourvues de tout « particularisme » — et, d’autre part, ils reconnaissaient de facto — ne serait-ce que par leur venue aux réunions organisées par l’UCAS — que les grossistes chinois sont ciblés en fonction de leur activité mais aussi de leurs origines, et sont donc confrontés à un problème spécifique.

L’initiative de la formation de l’UCAS est considérée avec suspicion par la police, qui craint que les commerçants ne cherchent à se rendre justice eux-mêmes. De fait, son objectif affiché d’autodéfense peut l’apparenter à une milice. La législation française est stricte à ce sujet, le Code de la sécurité intérieure interdisant le port d’armes par des particuliers et prévoyant la dissolution de toute association ou groupement de fait présentant par leur forme et leur organisation militaire le caractère de milices privées. Les dérives miliciennes sont généralement rapidement contenues par les institutions : lorsqu’elles apparaissent, elles sont porteuses de revendications qui permettent de les désamorcer par la négociation avec les pouvoirs publics — c’est ce qui se joue à Aubervilliers 20. Les policiers ne manquent pas une occasion de rappeler que les commerçants ne doivent pas être tentés de prendre la loi en main. Lors d’une réunion dans les locaux de l’UCAS, le 7 avril 2011, le commissaire vient de déclarer qu’« un citoyen peut arrêter un autre citoyen pris en flagrant délit, rien ne l’empêche, mais il faut bien le maintenir ». Un commerçant, vêtu d’une veste de cuir qui lui donne une carrure patibulaire, s’exclame « avec un rouleau de scotch ». Alors que l’homme vêtu de cuir ne fait que compléter sa phrase, le commissaire répond : « vous voulez vous venger, ça c’est illégal ».

Le fait que les commerçants soient réunis sur la base de leurs origines chinoises aggrave le soupçon de milice, dès lors qu’il se double d’un soupçon de communautarisme. Le risque de « dérive milicienne » est en quelque sorte amplifié, par association d’idées, avec celui de « dérive communautaire ». Mme Ling en est consciente et encourage le recours à une rhétorique de bannissement républicain de tout « communautarisme » :


Tout ce qui est communautaire, on le condamne 21.

Elle filtre généralement, en les traduisant, les propos qui risquent de paraître déplacés. Pourtant, elle-même fait référence, lors de cette réunion — comme pour justifier l’initiative de l’UCAS — aux mouvements d’autodéfense formés (dans le passé, précise-t-elle cependant) par les paysans dans les campagnes chinoises. De fait, certains commerçants ont poussé explicitement dans le sens de la constitution d’une organisation d’autodéfense. Le logo de l’UCAS évoque la protection et la solidarité, montrant deux mains entrecroisées ; ces mains s’apparentent toutefois aussi à des poings et rappellent en cela le mouvement des Boxers (voir l’encart Milices ci-dessous).

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Logo de l’UCAS (Union des commerçants Chinois d’Aubervilliers pour la sécurité)

Milices

L’appellation initiale du mouvement des Boxers, dont les membres formaient des groupes structurés pratiquant les arts martiaux, était « poings de la justice et de la concorde », yihequan义和拳. Le gouvernement impérial les fit combattre aux côtés des troupes régulières dans le conflit armé qui l’opposa aux forces étrangères occidentales et japonaise en 1900-1901. Les Boxers ont alors adopté l’appellation yihetuan 义和团 « milice de justice et de concorde » (tuan signifie milice, ligue, régiment). Les milices (tuanlian 团练, ou ziweidui 自卫队) sont une émanation des registres baojia (保甲), créés au XIe siècle. Elles sont renforcées à l’initiative des officiels locaux lors des périodes de fragilisation du pouvoir face à l’apparition de mouvements populaires de rébellion — celle du Lotus blanc (1796-1804), puis celle des Taiping (1851-1864). Au début des années 1930, le parti nationaliste Guomindang les réinstaure à des fins de lutte contre les communistes et dans le cadre de « campagnes d’extermination des bandits » (1930-1934). Le système a été supprimé en 1951 22.

Néanmoins, les policiers ne nient pas que les vols soient dirigés contre les Chinois. Le policier en charge du « groupe vols violences » déclare ainsi qu’« en France, la communauté chinoise est très ciblée, c’est-à-dire qu’il y a des quartiers où elle est visée par les délinquants ». Il ajoute qu’« il y a des délinquants qui sont spécialisés en Chinois 23 ». En outre, la source même du problème de sécurité soulevé par les grossistes est ramenée à des caractéristiques propres aux commerçants chinois. L’un des policiers, de la mission prévention-communication, explique ainsi que pour éviter d’être pris pour cible par les voleurs, les grossistes doivent commencer par « casser l’image des Asiatiques qui ont toujours de l’argent sur eux 24 ». Il déclare, au cours d’un repas précédent une des réunions, que « la communauté asiatique n’est pas assez intégrée, allez au cinéma, est-ce que vous voyez des Asiatiques dans la salle ? » Le discours sur le port d’espèces par les Chinois, largement relayé dans les médias, est également tenu par le responsable de la prévention à la Direction prévention et sécurité de la municipalité d’Aubervilliers.

Les grossistes entendent eux aussi « casser leur image », mais pas tout à fait dans le sens entendu par la police, puisqu’ils souhaitent avant tout montrer leur force et se défaire de leur vulnérabilité. Ils prennent toutefois rapidement conscience de ce que leur initiative peut être suspectée de « communautarisme ». Guidés par Mme Ling, ils prennent soin de présenter la sécurité comme une cause partagée par les citoyens « de nombreuses villes françaises », ainsi que l’énonce la déclaration fondatrice de l’UCAS citée plus haut. Par cette montée en généralité au-delà de leur seul cas, ils cherchent ainsi à publiciser le problème qu’ils rencontrent tout en donnant de la légitimité à leur mobilisation.

Bien qu’ils informent leurs adhérents sur la manière d’agir en bons citoyens, attestant ainsi de leur conformité au cadre républicain, le fait même qu’ils agissent comme intermédiaire entre les autorités locales et leur base souligne inévitablement leur statut d’organisation communautaire chinoise. La « double contrainte » mutuelle réside donc dans cette délicate oscillation des uns et des autres entre mobilisations de raisonnements concernant les causes et les solutions qui renvoient d’une part au particularisme (origine ethnique et nationale, et ciblage raciste) et d’autre part à l’universalisme des droits et de l’action en matière de sécurité. Les commerçants d’origine chinoise mènent une action collective afin d’assurer leur sécurité, tout en insistant sur le fait que leurs revendications portent sur des droits partagés par tous les citoyens français. La police reconnaît le fait qu’un groupe spécifique est visé, et attribue ce ciblage à des caractéristiques comportementales des Chinois (le port d’espèces) tout en leur rappelant avec constance qu’ils n’ont pas le droit de constituer leur propre force de sécurité.

Un partenariat public-privé ?

Les commerçants déploient des arguments qui apparente leur mobilisation à un mouvement « not in my backyard » (NIMBY 25) ou en l’occurrence plutôt « in my backyard » (IMBY), au sens où ils réclament pour eux-mêmes et leur quartier une protection policière rapprochée. Regrettant la fermeture de l’ancien poste de police de proximité 26, et soulignant que se rendre au commissariat central pour porter plainte représente une perte d’heures de travail, ils exigent avant tout une augmentation des patrouilles à des fins de dissuasion. La réponse des représentants de la police est rodée : le réaménagement et le redéploiement des forces de police ne signifie pas pour autant une absence de la police. En effet, des patrouilles mobiles (les BST 27) circulant à vélo ont pris le relais de la police de proximité 28. Ils expliquent en outre que d’autres quartiers d’Aubervilliers présentent des taux de criminalité beaucoup plus élevés et nécessitent une intervention policière bien plus importante que le quartier des grossistes, où le taux de criminalité est officiellement très faible car peu de plaintes sont déposées. Cependant, ils admettent qu’ils manquent d’agents en raison de la réduction des moyens budgétaires entraînée par la Révision générale des politiques publiques (RGPP) 29. Celle-ci a été nommément invoquée par le commandant de police lors de la rencontre organisée à l’UCAS, le même commandant précisant que l’effectif sur Aubervilliers était de 150 agents, et sortant de son devoir de réserve pour souligner « c’est peu » 30.

Lors de cette rencontre qui s’est tenue le 7 avril 2011, certains grossistes chinois ont demandé comment ils pourraient aider la police à renforcer sa présence et son efficacité. Cet échange verbal est remarquable en ce que, très direct et spontané, il révèle au grand jour les divergences de point de vue des deux parties mais aussi la manière dont elles s’ajustent l’une à l’autre au cours de l’interaction, à la recherche d’une solution à la situation plus générale évoquée (le problème de l’insécurité) en même temps qu’à la situation immédiate d’embarras causé par l’impair commis durant l’échange.

Le policier vient d’expliquer que la suppression de la police de proximité ne signifie pas nécessairement moins de présence sur le terrain dès lors que les patrouilles à vélo sont en augmentation. L’embarras monte d’un cran lorsqu’un des commerçants demande pourquoi ils ne circulent pas plutôt à scooter, « ça va plus vite ». « Nous sommes dans une période de vaches maigres, on reporte d’un an toutes les commandes », est la réponse gênée. L’impair se produit lorsque le dirigeant de l’Association franco-chinoise de la chaussure, un grossiste plus âgé, propose de payer des scooters. Ne parlant pas couramment le français, il fait un geste d’accélération de la main droite pour illustrer qu’ils permettraient à la police de poursuivre plus facilement les auteurs de vols (qui circulent souvent sur de tels engins). Les autres grossistes, plus jeunes, assis autour de la table, soutiennent son offre, certains expliquant qu’aider la police est leur devoir de citoyens.

Le commissaire répond alors sur un ton officiel que cela nécessiterait la mise en place d’un « partenariat public-privé », dont il précise qu’il serait difficile et lent à mettre en place, nécessitant la signature d’une convention. Pendant qu’il explique cela, Mme Ling se tourne vers le grossiste qui a fait l’offre et lui murmure en mandarin : « vous ne devriez pas dire « donner » (song), mais « louer » (zu) » 31. Elle est consciente que la brusque proposition de payer des scooters aux policiers n’est pas conforme aux normes d’interaction attendues avec la police 32. En effet, cette proposition enfreint le principe républicain suivant lequel l’application de la loi et la sécurité des citoyens sont une prérogative régalienne et une affaire publique. L’évocation d’un partenariat public-privé (PPP) est une manière de ramener l’offre à l’intérieur d’un cadre juridique envisageable. Le correctif suggéré par Mme Ling peut se comprendre soit comme une façon d’éliminer les connotations de corruption contenues dans le terme « offrir », soit comme une façon de reformuler la proposition dans les termes contractuels prévus par les partenariats de ce type 33.

L’embarras des représentants de la police est déclenché par cette proposition formulée sans détours et appuyée par les autres commerçants qui y font écho en s’exclamant « nous paierons ». Il ne tient toutefois pas seulement à la soudaineté de cette proposition. Lorsque le grossiste dit à la police qu’il peut payer des scooters, l’équilibre de l’interaction qui s’était instauré lors de cette réunion s’en trouve modifié. Jusqu’alors, les représentants de la police, sur un mode relativement paternaliste, s’étaient employés à expliquer aux grossistes comment s’y prendre pour éviter d’être pris pour cibles par d’éventuels malfaiteurs, puis avaient souligné l’importance de porter plainte. Or, en réponse, les commerçants les avaient pris à partie sur l’insuffisance des peines infligées aux auteurs de vols.


Mme Ling : Et s’ils relâchent quelqu’un que tout le monde a reconnu ?

Commandant : En France c’est la justice qui juge, pas la police. Je peux comprendre votre désarroi, mais c’est comme ça, c’est notre pays 34.

L’offre mise sur la table par les commerçants met en évidence l’incapacité de la police à donner aux grossistes la réponse espérée : plus de moyens pour prévenir la criminalité. Selon Bateson, « la double contrainte est un type de lutte et, en général, l’un ou l’autre a le dessus 35 ». Dans cette lutte particulière sur la façon dont la sécurité devrait être mise en œuvre, la police, en tant qu’autorité chargée de l’application de la loi, devrait en théorie avoir le dessus. La scène que je viens de décrire révèle cependant que ce n’était pas le cas. Les messages contradictoires de la police s’expliquent par le fait qu’elle dispose d’une marge de manœuvre limitée. Les demandes d’intensification des patrouilles ou de rétablissement de la police de proximité ne peuvent recevoir de réponse favorable ; l’offre de scooters ou la mise sur pied d’une milice n’est pas non plus admissible, car cela impliquerait une privatisation de la mission publique d’assurer la sécurité. Les caméras de surveillance apparaissent dès lors comme l’option la plus disponible et la plus viable.

Caméras de surveillance et échec du partenariat informel

Les caméras de surveillance sont la réponse la plus immédiate au problème auquel les grossistes sont confrontés, une réponse qu’ils peuvent fournir eux-mêmes sans avoir à faire appel à la police. Au printemps 2011, ils achètent 41 caméras, pour un montant total de 96 000 euros. L’argent a été collecté au mois de février auprès de plusieurs centaines de commerçants ; la plupart ont donné 200 euros, et une douzaine de commerçants ont donné jusqu’à 3 000 euros. Au mois d’avril, ils commencent à installer des caméras filmant la rue.

En parallèle, la possibilité d’installer un réseau public et municipal de caméras dans les rues d’Aubervilliers est en cours d’examen par une commission spéciale composée d’élues de tous bords 36. Celle-ci doit présenter ses conclusions en conseil municipal le 7 avril. En réalité, cet examen ne concerne pas la zone des grossistes, mais la Zone de sécurité prioritaire (ZSP) Quatre-Chemins — quartier résidentiel et populaire, fortement touché par le trafic de drogue 37. En juin 2013, le conseil approuve l’installation de cinq caméras dans cette ZSP 38. En ce qui concerne le quartier des grossistes, le maire d’Aubervilliers table sur l’adoption prochaine de la nouvelle loi sur la sécurité LOPPSI II (Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure), dans laquelle il voit la réponse la plus rapide, et la moins coûteuse pour les finances de la municipalité, aux revendications des grossistes. En effet, l’article 18 du projet de loi permettrait aux particuliers de placer des caméras « aux abords de bâtiments » et de filmer ainsi l’espace public — un revirement majeur par rapport au cadre très strict régissant l’usage de la vidéosurveillance.

Or le Conseil constitutionnel censure, le 10 mars 2011, 13 des 142 dispositions du projet de loi, dont celle qui prévoyait cette possibilité. Les restrictions qui prévalaient sont maintenues : les particuliers doivent faire une demande spéciale à la préfecture pour être autorisés à filmer dans les lieux ouverts au public tels que les restaurants et les magasins, et ils ne sont en aucun cas autorisés à filmer la voie publique 39. L’article 18 est censuré au motif qu’il reviendrait à « confier la surveillance générale de l’espace public (la voie publique) à des personnes privées » et violerait ainsi le principe constitutionnel selon lequel la sécurité dans l’espace public doit être assurée par la « force publique ». La disposition qui aurait permis aux commerçants chinois de filmer la rue à l’entrée de leurs magasins n’a donc pas été inscrite dans la version finale de la loi 40. Il semble cependant que les acteurs locaux d’Aubervilliers aient nourri de telles attentes quant à cette évolution, qu’ils aient tout simplement ignoré son non-avènement. Les grossistes ont poursuivi leur projet de filmer la rue ; les policiers ont félicité les grossistes pour leurs achats de caméras, se déclarant épatés. Plus encore : ils les ont encouragés à transmettre les images.

Cette tolérance est encouragée par le gouvernement malgré la censure du Conseil constitutionnel. Une circulaire du 15 septembre 2011 permet de demander l’autorisation préalable du préfet pour filmer des « espaces mixtes » — ce qui est le cas des caméras installées par les commerçants, qui filment la rue, les cours d’immeubles et l’intérieur des magasins 41. Lors du déjeuner qui précède une réunion de juin 2012, le commissaire d’Aubervilliers me confirme qu’il a vu le « système de surveillance » et que les images sont utilisées par la police. Il explique au représentant d’ICADE qu’il n’y aura aucun problème pour installer des caméras supplémentaires afin de filmer l’entrée des parcs, et donc la voie publique. En effet, explique-t-il, cela est toléré, et le département, qui délivre les autorisations, est plutôt souple en la matière 42. Il fait allusion au préfet Christian Lambert, officier de police dont la nomination en mai 2010 en Seine-Saint-Denis devait symboliser une approche musclée contre la délinquance 43.

La situation de déjeuner relativement informel, durant lequel les participants se livrent d’autant plus volontiers à des confidences que le repas a été arrosé d’un verre de vin, se prête idéalement à la diffusion de ce type d’information concernant la marge de manœuvre et la bienveillance du préfet. Cependant, au cours du même déjeuner, mais aussi en d’autres circonstances, les représentants de la police nationale expriment leur frustration quant à la manière dont les grossistes gèrent leur système de surveillance. Le partenariat public-privé qui s’est noué de façon informelle exige que des images potentiellement incriminantes tournées par les caméras achetées par les commerçants soient transmises à la police. Or, les quelques jeunes bénévoles ou employés de l’UCAS ont tendance à se précipiter dans la rue pour poursuivre les voleurs présumés, et empêcher ainsi un vol de se commettre, dès qu’ils voient quelque chose se passer sur l’écran. Ils tendent donc à utiliser ces caméras pour assurer leur propre sécurité 44. Un brigadier impute ce mésusage à la « façon radicalement différente de penser à ces choses » qu’auraient les Chinois 45.

Si les membres de l’UCAS se servent des images pour appuyer leurs opérations de dissuasion, faisant ainsi un usage excessivement littéral de la « prévention situationnelle », cela tient à leur volonté de donner d’eux-mêmes et des Chinois en France une image de force plutôt que de faiblesse, mais aussi à leur exaspération face aux attaques dont ils sont victimes et leur impatience face à la lenteur de la recherche de solutions. Ils exigent une efficacité immédiate. En cela ils ne raisonnent nullement différemment de la majorité de la population, partageant son fétichisme technologique à l’égard de la vidéosurveillance. Par ailleurs, ils ne sont en réalité tout simplement pas en mesure de faire un usage professionnel de ces images. Mettre ponctuellement de l’argent en commun pour acheter du matériel de surveillance coûteux est faisable, mais recruter une personne compétente, dotée d’une formation appropriée pour surveiller les écrans est une étape plus difficile à franchir pour l’UCAS, fédération d’associations. Au lieu de cela, deux employés sous-rémunérés et non déclarés ont fait le travail pendant quelques mois, avant d’être finalement licenciés début 2012.

La difficile coopération avec la police débouche sur une faiblesse de résultats tangibles et provoque la fureur de celles et ceux qui avaient cotisé pour les caméras. Sur les forums, les soupçons et les rumeurs de détournement de fonds à des fins personnelles et politiques se multiplient 46. En effet, sans changer de sigle, les responsables de l’UCAS changent le nom et la vocation de leur association au cours de l’hiver 2011-2012 : devenue Union des Commerçants d’Aubervilliers pour la Solidarité, elle se transforme en collectif de soutien politique à Nicolas Sarkozy lors des élections présidentielles de 2012. Mme Ling, qui quitte l’UCAS à l’automne 2011 suite au mécontentement suscité par l’instrumentalisation politique de l’association, se présente quant à elle en tant que candidate suppléante sur la liste UMP aux élections législatives. Elle est élue en 2014 conseillère municipale UMP (devenu LR 47) d’Aubervilliers.

Les critiques s’amplifient au cours des mois suivants à mesure que les soupçons augmentent sur le détournement des fonds à des fins de carrière politique 48. L’un des membres les plus engagés de l’association, qui n’est pas un patron de magasin, poste alors une longue tirade traitant les critiques de poltrons, soulignant son dévouement et les risques qu’il a encourus en cherchant à arrêter les voleurs 49. L’un des internautes répond :


Frère, vous avez travaillé dur… Pendant que vous travaillez pour tout le monde, ils accumulent de l’argent en faisant du commerce. Vous avez parlé de servir le peuple chinois. En fait, ces « Chinois » sont tous des grands patrons, pas des gens ordinaires. Pensez-vous vraiment que [votre sacrifice] vaille la peine ?

Un clivage de classe entre les grands patrons dirigeant l’association, et les employés et petits commerçants, fissure l’union. Il ne fait que s’amplifier dans les années qui suivent.

Clivages de classe intracommunautaires

Depuis le début des années 2010, dans la continuité de l’accueil favorable réservé aux grossistes par Aubervilliers et la Plaine Commune, le nombre de commerces est passé de quelques 700 en 2010 à 1600 en 2016 50. Les nouveaux centres Cifa et Fashion Center, dotés de parkings souterrains et de caméras de surveillance, sont moins touchés par les vols. Cependant, le volume global de vols à l’encontre de personnes d’origine chinoise augmente nettement en 2016. Le phénomène se déplace vers les quartiers résidentiels des Quatre-Chemins, de la Villette ou du Landy à Aubervilliers 51, où se sont installés, suite à cette expansion, trois à quatre mille travailleurs de la zone des grossistes. Y habitent, souvent en famille, des immigrés chinois plus récemment arrivés, qui travaillent pour ces commerces en gros ou dans des ateliers de confection de marchandises vendues par ces commerces 52.

Les commentaires postés en ligne à la suite d’articles relatant des incidents, émanant d’internautes jeunes et « remontés », témoignent d’une exaspération grandissante. Les appels se multiplient à se prémunir des attaques, en circulant à plusieurs plutôt que seul, mais aussi à se protéger par le port d’armes tels que bombe au gel poivre ou taser. L’idée directrice demeure que l’impératif est de modifier l’image de victimes impuissantes que renvoient les Chinois. « L’essentiel est de s’unir, et quand on voit une victime, de l’aider et se battre, comme ça ils auront peur ». Ou encore « Chinois unissez-vous ! La prochaine fois que nous rencontrerons un voleur nous nous battrons jusqu’à la mort ! Tuez-en un ou deux, pour que les Chinois établissent leur image. » Les slogans en ligne sont moins pacifiques que celui des manifestations « contre la violence » : « unissons-nous, combattons la violence par la violence » 53.

La tonalité se fait également plus critique vis-à-vis de la politique pénale française, jugée trop laxiste (« Ils n’ont pas peur de la police et passent quelques mois en prison comme en vacances »). Ces critiques se doublent d’un racisme fréquemment explicite vis-à-vis des agresseurs, qui sont souvent de jeunes immigrés ou enfants d’immigrés d’origine (nord-)africaine. L’évolution des politiques sécuritaires en France vers un durcissement du traitement pénal des délits, et notamment ceux commis par les mineurs, n’est pas connue des immigrés chinois récents 54. L’impression que les auteurs de délits bénéficient d’un traitement trop favorable émane avant tout du contraste qui ressort de l’expérience concrète de comparaison des rapports entretenus par les uns et par les autres avec la police. Prévaut l’idée que les fauteurs de trouble se comportent « comme chez eux » alors que les « victimes » sont traitées comme des étrangers 55. Surtout, une opposition discursive se dessine entre auteurs d’agressions de nationalité française et victimes qui n’ont pas la nationalité et sont d’autant plus vulnérables qu’ils sont souvent dépourvus de statut légal 56. Cela nourrit un très fort ressentiment vis-à-vis de la police et des pouvoirs publics français, jugés partiaux :


Entrer au poste de police [pour les agresseurs, en cas d’arrestation] c’est comme être chez soi. Ils saluent les policiers un par un. Nous, les Chinois, n’avons pas la résidence. Si vous êtes pris par la police, vous êtes enfermés immédiatement.

Non seulement les Chinois sans autorisation de séjour n’osent pas porter plainte, mais le peu de temps accordé par les policiers lorsqu’ils sont appelés sur le lieu d’un délit ou le manque d’égards éprouvé au commissariat lorsqu’ils déposent plainte dans un français balbutiant alimentent un sentiment généralisé de discrimination raciale, tant de la part des agresseurs que de la part de ceux qui sont supposés assurer l’ordre public et la sécurité. Le ressentiment envers la police s’est encore accru après qu’un père de famille de nationalité chinoise, Liu Shaoyo, a été tué à son domicile le 26 mars 2017, dans le XIXe arrondissement de Paris, au cours d’une intervention policière 57.

Ce durcissement de ton vis-à-vis des autorités françaises s’accompagne de l’émergence de nouvelles formes associatives qui délaissent la hiérarchie ploutocratique des associations de Chinois d’outremer traditionnelles. Les premiers, en moyenne plus jeunes, plus précaires et exerçant des activités moins rémunératrices que les commerçants de la zone des grossistes, se retrouvent dans l’Union des jeunes chinois de France (UJCF, faguo zhonghua nianjing lianhehui) fondée en mai 2016 par un ancien de l’UCAS, chauffeur VTC d’Aubervilliers basé hors du quartier des grossistes, de l’autre côté du canal. Cette association sert de base à la constitution d’équipes d’escorte (husongdui) qui raccompagnent les personnes depuis la station de métro Quatre Chemins. L’association se présente comme ayant pour objet le « bien public » (gongyi) des nationaux chinois. Outre les escortes par équipes de 10 à 15 volontaires, ils se rendent également au chevet des victimes d’agressions.

Les seconds, jeunes Français d’origine chinoise, souvent « 1.5 » (arrivés à un jeune âge), mettent l’accent sur l’intégration ainsi que sur la lutte contre le racisme. Ces associations, qui agissent à l’échelle de l’Île-de-France, jouent un rôle moteur dans l’organisation de la manifestation après la mort de Zhang Chaolin : le Collectif « sécurité pour tous », et l’Association des jeunes chinois de France (AJCF), qui a « pour mission de venir en aide à la population asiatique victime de racisme, d’avancer dans les démarches avec les pouvoirs publics » — notamment l’exercice d’une pression sur les autorités pour l’installation de caméras.

Tout récemment, au début de l’année 2019, a été fondé le « comité de coordination des Chinois d’Aubervilliers et du 93 pour la sécurité urbaine et l’intégration » (93 Ou shi huaren rongru-anquan xietiao weiyuanhui), fédération des douze associations auparavant réunies dans l’UCAS et de deux grandes entreprises. Les patrons du quartier des grossistes dominent largement. Elle n’a pas, semble-t-il, le caractère interclassiste de l’UCAS et assume ouvertement sa dimension politique, soulignée par la présence de quatre « conseillers » issus du monde politique et des médias, dont Mme Ling, conseillère municipale LR d’Aubervilliers. À lire les commentaires postés sur huarenjie.com à l’annonce de sa constitution, il apparaît clairement que cette initiative est interprétée comme émanant de la classe des « patrons » (c’est là une constante des communautés chinoises à l’outremer 58 ). « C’est de la vanité, se prendre en photos avec nos dirigeants nationaux, manger avec la police française ». En somme, les dominés — employés, petits patrons, résidents des quartiers populaires d’Aubervilliers, voient dans cette tentative de lobbying sur les autorités une forme d’instrumentalisation de la lutte contre l’insécurité à des fins de prestige personnel.

Une surenchère sécuritaire contrariée

La reconnaissance du caractère raciste de l’agression qui a causé la mort de Zhang Chaolin est un enjeu important des luttes menées par les plus jeunes parmi les nouveaux mobilisés, car elles constituent une circonstance aggravante permettant d’accroître la dureté des sanctions prononcées. Elle a été au cœur des débats lors du procès qui s’est tenu à huis clos à la cour d’assises des mineurs de Bobigny. Ce sont d’une part les déclarations des agresseurs eux-mêmes à propos de la manière dont ils ont sélectionné leurs victimes, et d’autre part leurs antécédents, deux d’entre eux ayant déjà commis des vols avec violence sur des personnes d’origine chinoise, qui ont permis à l’avocat de la famille de convaincre qu’il s’agissait d’un « racisme banalisé 59 ». Outre que la prise en compte du caractère raciste du délit de vol avec violence physique a été encouragée par le durcissement récent du code pénal 60, l’adjectif « banalisé » signale, en soulignant la systématicité du ciblage de personnes d’origine chinoise, l’abandon du sens commun qui borne le racisme à la xénophobie individuelle 61.

En parallèle à ce travail de redéfinition juridique, les associations ont également relancé les démarches en faveur du renforcement de la vidéosurveillance. Dès le lendemain de la tragédie, elles formulent une demande d’installation de caméras sur la voie publique — demande d’autant plus légitime à leurs yeux que les images de vidéosurveillance ont, entre autres, permis de confondre les auteurs du crime. En fait, c’est la reconstitution des images filmées par la caméra de surveillance que les agresseurs sont revenus briser à coup de marteau quatre jours après l’agression de Zhang Chaolin et de son ami, le 7 août 2016, qui a apporté des preuves supplémentaires permettant de les identifier 62. Tel que relayé sur les forums, l’appel au renforcement de la vidéosurveillance témoigne de la conscience des limites légales existant aux initiatives privées et citoyennes en la matière :


L’installation de caméras dans des lieux publics par les civils n’est pas légale (…) les voleurs ont le plus peur des caméras dans les lieux publics, car c’est le moyen le plus efficace d’obtenir des preuves 63.

Les associations présentées dans la section précédente participent aux réunions de la « cellule » constituée à l’échelle du département pour trouver des remèdes à la situation. En plus du préfet du département, elles rassemblent les maires et commissaires de police d’Aubervilliers mais aussi des communes voisines de Pantin, Bobigny et la Courneuve, où résident de nombreuses personnes d’origine chinoise. Dès septembre 2016, une réunion se tient pour discuter du nombre de caméras, du financement, de la programmation, etc. Des suggestions sont formulées par les habitants d’Aubervilliers concernant les emplacements et une carte est diffusée sur le forum de huarenjie.com. En 2017, 25 caméras viennent s’ajouter aux cinq premières caméras de la ZSP Quatre-Chemins (cf. supra). En 2019 a lieu une nouvelle phase d’installation de dix caméras, portant leur nombre à 40 sur la ville 64. Cependant, aux yeux des mobilisés, les réunions ne permettent pas d’avancées suffisamment rapides 65.

Le processus est intrinsèquement lent en raison de l’encadrement strict des procédures de délivrance de l’accord préfectoral pour l’installation de caméras ainsi que pour l’attribution de marchés publics. Il est également ralenti suite à la redéfinition des priorités de l’État français en direction de la prévention de la radicalisation, dès 2012, et plus encore après 2015 66. L’enveloppe prévue pour la « vidéoprotection » a largement diminué 67. Au-delà du contexte terroriste, il est fort probable que l’enthousiasme vis-à-vis de la vidéoprotection ait été refroidi par les critiques de la Cour des comptes en 2013 et le rapport du sénateur Placé (cf. encart Vidéosurveillance). Toutefois, les départements à zones de sécurité prioritaires conservent un accès prioritaire aux subventions prévues par l’enveloppe vidéoprotection — c’est le cas de la Seine-Saint-Denis 68.

Un facteur supplémentaire de ralentissement est la négociation de la répartition budgétaire entre les différents échelons. Le montant estimé pour 30 caméras s’élève à 1 million d’euros ; la répartition est de l’ordre de 50 % par l’État, 20 ou 30 % par la Région Île-de-France et 20 ou 30 % par chacune des villes concernées. Ces négociations sont ralenties par la lutte d’échelles entre État et collectivités locales quant aux responsabilités en matière de sécurité, envenimée par des asymétries partisanes entre divers niveaux politico-administratifs. Les enjeux sont d’autant plus grands que si l’État subventionne jusqu’à hauteur de 50 % l’acquisition initiale de caméras et l’installation des liaisons aux centres d’opération, les coûts de maintenance et d’exploitation, très importants, reviennent entièrement aux communes — l’engagement financier est ainsi lourd de conséquences. Les mobilisés chinois comparent défavorablement Pantin ou La Courneuve à Aubervilliers, alimentant ainsi une surenchère concurrentielle à l’installation de caméras de vidéosurveillance. Alors que ces villes avaient adopté un plan de vidéosurveillance dès 2014, la ville d’Aubervilliers part de plus loin. Son budget est également plus faible 69.

Or, l’échec de l’UCAS ayant déjà refroidi les enthousiasmes, les ressources financières des employés et petits patrons d’Aubervilliers les disposent moins à financer eux-mêmes une partie des dépenses en vidéosurveillance. Ayant pourtant formulé une proposition en ce sens, ils reculent devant le montant annoncé, trouvant la dépense bien trop élevée. Selon le président de l’UJCF, « un million d’euros pour 30 caméras est exagéré, étant donné qu’en Chine installer une caméra, c’est très bon marché 70 ». Le comité des commerçants, reconstitué en 2019, a pour objectif de réemployer les caméras de l’UCAS, inutilisées depuis la mi-2012, et de les installer sur la voie publique. Pourtant, on voit, sur les forums, quelques voix s’élever qui émettent des doutes quant à l’efficacité des caméras au vu de l’expérience des quartiers résidentiels d’Aubervilliers déjà couverts, ou de la lenteur du processus d’exploitation des images tournées par les caméras installées à domicile.

Bien que la ville ait adopté un plan de vidéoprotection et décidé de l’augmentation des effectifs de la police municipale en 2009, la maire plaide avant tout pour un renforcement des effectifs de la police nationale. En juillet 2016, elle avait adressé une lettre au ministre de l’Intérieur réclamant le remplacement des policiers nationaux partant à la retraite ; la mort de Zhang a sans doute joué dans la réponse positive très rapide qui lui est donnée. Elle formule toutefois dès novembre une nouvelle demande de doublement des effectifs 71. Elle rappelle que les préoccupations des habitants de la ville sont avant tout « tournées vers le cadre de vie 72 ». La maire d’Aubervilliers est prise en tenailles entre la surenchère sécuritaire assortie d’un chantage à la délocalisation des activités chinoises exercé par les commerçants les plus influents, et son souci de limiter le poids des dépenses en matière de sécurité dans les finances municipales.

Conclusion

En 2011, l’installation de caméras de surveillance était la seule solution sur laquelle s’accordaient toutes les parties concernées — commerçants de la zone des grossistes, élus municipaux et forces de police. Alors même que la vidéosurveillance n’a pas fait ses preuves en matière de lutte contre l’insécurité et grève lourdement les finances municipales, elle est apparue et apparaît encore largement, à l’heure actuelle, comme une solution miracle. Ce chapitre a montré qu’elle fait également figure d’instrument fétiche de dépassement des tensions et des contradictions. Tout d’abord, comme nous l’avons montré à travers la mobilisation des grands commerçants de la zone de gros d’Aubervilliers, elle est une façon d’appuyer une recherche de sécurité qui excède les seuls enjeux de l’intégrité des biens et des personnes, puisqu’il s’agit de modifier l’image de vulnérabilité des personnes d’origine chinoise en construisant un front commun et uni. La puissance des commerçants, devenus des acteurs économiques incontournables, est attestée par l’achat d’une quarantaine de caméras en quelques mois, alors que la commune d’Aubervilliers a mis près de 10 ans à en installer un nombre équivalent à l’échelle de son territoire.

La vidéosurveillance devient en quelque sorte l’objet-témoin sur lequel se cristallise l’exigence de reconnaissance du caractère raciste des agressions, ainsi que la demande de visibilité plus grande de la population d’origine chinoise. Elle est, pour les acteurs intervenant dans le domaine de l’ordre public, une manière de résoudre une « double contrainte » : entre l’encouragement donné aux personnes d’origine chinoise à se protéger par leurs propres moyens, faute d’effectifs policiers suffisants, et la volonté d’éviter le risque de constitution d’une milice, d’une force d’autoprotection inacceptable non pas tellement parce qu’elle entamerait le monopole étatique sur le maintien de l’ordre — celle-ci étant battue en brèche par la logique « partenariale » qui va croissant depuis quarante ans — mais en raison de son caractère ethnique. Les forces de police et les autorités municipales sont tiraillées entre reconnaissance et recherche de solutions au problème de l’insécurité touchant des catégories spécifiques de population, et gestion égalitaire de l’ensemble des problématiques touchant au commun urbain. Sur ce point, une avancée tardive a été réalisée : en juillet 2019, le commissariat d’Aubervilliers a mis en place un accompagnement en langue chinoise, grâce à la présence d’un traducteur recruté dans le cadre du service civique 73.

La vidéosurveillance apparaît en outre comme un champ de bataille où sont négociées les frontières entre le public et le privé, mais aussi la division des responsabilités entre échelons. Les collectivités locales voient leur marge de manœuvre s’accroître,leur permettant d’être plus attentives aux besoins spécifiques des populations habitant leurs territoires, mais leurs responsabilités financières s’en trouvent également alourdies. Bien qu’aujourd’hui le droit français établisse encore une distinction claire entre l’espace public et l’espace privé en matière de vidéosurveillance, sur le terrain, cette distinction est brouillée par la « logique partenariale » qui est encouragée. Ainsi la question de l’installation de caméras comme réponse « faute de mieux » s’inscrit-elle plus largement dans le cadre du paradoxe entre dévolution croissante des responsabilités en matière de sécurité aux municipalités et maintien des prérogatives régaliennes dans ce même domaine.

Le renforcement de la vidéosurveillance sur la voie publique apparaît dès lors comme un gage du sérieux avec lequel les autorités locales entendent s’attaquer au problème des vols violents. Plus spécifiquement, les consultations quant à l’emplacement des caméras permettent de donner une traduction concrète au discours sur la « coproduction » citoyenne de la sécurité. La concertation « partenariale » engagée à cette occasion avec les associations chinoises, tant en 2011 qu’après 2016, constitue en elle-même, aux yeux des pouvoirs publics, une réponse au « sentiment d’insécurité » : ce type de réponse par les chefs de la police est fortement encouragée, comme l’a montré l’épreuve de cas pratique imposée aux futurs commissaires, et demeure plus que jamais à l’ordre du jour. La circulaire cadre pour 2020-2022 met l’accent sur une « nouvelle stratégie » visant à faire de la population « un nouvel acteur de la tranquillité publique notamment dans le cadre des démarches participatives » — la constitution de « comités éthiques » dans le domaine de la vidéosurveillance est un de ses grands axes futurs 74.

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