On ne peut terminer ce panorama des interprétations du développement de l’État-providence sans évoquer le rôle des idées politiques, des doctrines politiques et économiques, relayées par les intellectuels, les partis et les différents leaders d’opinion. Ce facteur idéologique et culturel est souvent sous-estimé dans les analyses produites par les économistes. Son étude approfondie renvoie à une vaste histoire des idées politiques et économiques depuis plusieurs siècles. Je n’ai pu donner que quelques repères généraux dans le chapitre précédent (Cf. Section - Trois régimes d’État-providence (Esping-Andersen)). Je voudrais seulement compléter ce que j’ai déjà écrit en soulignant l’ambivalence des doctrines dont l’efficacité dépend souvent de la récupération dont elles font l’objet de la part de gouvernants dont les visées peuvent être très éloignées de ce qu’ont été les préoccupations originelles des théoriciens de ces doctrines.
1- Doctrines politiques et stratégies gouvernementales : l’exemple du « socialisme de la Chaire » et de « Bismarck »
Le socialisme allemand a joué en Europe un rôle important dans le développement de l’État-providence. Contrairement aux socialistes français longtemps restés proudhoniens dans leur rapport à l’État, les socialistes allemands le considèrent rapidement comme l’instrument du progrès social. Ferdinand Lassalle affirmait ainsi au milieu du XIXe siècle :
Rien ne pourra nous porter secours que l’aide de l’État ; comment il faut s’y prendre nous ne le savons pas, c’est l’affaire des savants ; mais ce que nous savons c’est si l’État ne s’occupe pas de nous, si nous restons entre les mains des fabricants, nous sommes perdus.
Dans cette mouvance socialiste, un mouvement se fait jour parmi des universitaires : le « socialisme de la Chaire ». En 1872, un congrès de professeurs d’université se tient à Eisenach réunissant des économistes, des juristes et des fonctionnaires. Ils entendent déclarer la guerre au libéralisme symbolisé par l’école anglaise de Manchester. Trois noms prédominent : Adolph Wagner, Albert Schaeffle, Gustav von Schmoller. Rédigé par ce dernier, le Manifeste d’Eisenach 1 constituera pendant plusieurs décennies une référence fondamentale des sciences sociales en Allemagne. L’État est déclaré grand instituteur moral de l’humanité
. Il est sommé de faire participer une fraction de plus en plus nombreuse de notre peuple à tous les biens élevés de la civilisation
. Ces intellectuels fondèrent le Verein für Socialpolitik (association pour la politique sociale), très opposé au libéralisme économique et au libre jeu du marché 2.
Le « socialisme de la Chaire » allie des préoccupations nationales et sociales : les liens culturels qui forment une nation seraient fragilisés par la vie moderne, notamment industrielle. L’État doit donc intervenir dans la vie économique pour assurer le bien-être du peuple dans son ensemble et par là son unité. La Sozialpolitik a pour objectif de préserver l’unité nationale et d’améliorer le sort des ouvriers. Dans son traité en quatre volumes Finanzwissenschaft 3, Adolph Wagner préconisa ainsi un système fiscal corrigeant les injustices du marché grâce à un impôt progressif sur le revenu et à la taxation des enrichissements sans cause (plus-values).
Le « socialisme de la Chaire » connaît un écho d’autant plus fort qu’il est en harmonie avec la stratégie politique du chancelier Bismarck visant à contrecarrer la puissance montante du mouvement socialiste et notamment la montée en puissance du parti social-démocrate. Il mena une violente politique de répression, interdisant le parti en 1878, saisissant ses journaux et emprisonnant ses chefs. Pour compenser cette répression, il chercha à développer une politique sociale active en faveur de la classe ouvrière comme le fit également Napoléon III. Le terrain était déjà préparé par des éléments de réforme sociale allant dans ce sens, notamment une loi de 1871 posant le principe d’une responsabilité limitée des industriels en cas de faute dans les accidents du travail (malgré la limitation, d’innombrables procès, la jurisprudence...). Dès 1875, Bismarck déclarait à Schmoller qu’il fallait le compter parmi les « socialistes de la Chaire ». Dans son message au Reichstag du 17 novembre 1881, l’empereur exprimait (sous la plume de Bismarck) cette conception de l’État qui se voyait reconnaître non seulement une mission défense visant à protéger les droits existants, mais également celle de promouvoir positivement par des institutions appropriées et en utilisant les moyens de la collectivité dont il dispose, le bien-être de tous ses membres et notamment des faibles et des nécessiteux
.
À partir de là, Bismarck se consacre à la création d’un système d’assurances sociales qui va contribuer à renforcer la puissance industrielle et à maintenir la paix sociale du pays. En 1881, le gouvernement érigea une loi obligeant les employeurs à s’assurer contre les accidents de leurs employés. Une loi de 1883 institue l’assurance maladie obligatoire pour les ouvriers les plus pauvres de l’industrie (cotisations partagées entre employé et employeur, organisme de gestion où les ouvriers sont majoritaires), elle sera étendue ensuite à la plupart des salariés. Une loi de 1884 met en œuvre l’assurance accidents du travail rendue obligatoire en 1881. Une loi de 1889 crée l’assurance invalidité vieillesse avec un premier système obligatoire de cotisations employeurs/employés. Dans cette optique bismarckienne, comme dans celle de Napoléon III (deux régimes autoritaires), l’État-providence est un État qui s’occupe du sort des ouvriers et qui, en contrepartie, attend d’eux une loyauté totale.
2- Intérêts sociaux et doctrines sous la IIIe République en France
En ce qui concerne la France, Jacques Donzelot 4 considère que l’État-providence est la solution trouvée par les hommes de la IIIe République pour combler l’écart gênant entre l’égalité politique proclamée des citoyens depuis la Révolution et les inégalités socio-économiques persistantes, voire renforcées par la révolution industrielle. De ce point de vue, l’État-providence constitue une réponse au risque révolutionnaire engendré par cet écart visible et de plus en plus dénoncé (mouvements syndicalistes et socialistes). Cette réponse serait ainsi une étape obligée du développement des sociétés industrielles démocratiques, une étape de protection contre les deux risques de la démocratie naissante : la révolution populaire et la réaction conservatrice.
François Ewald 5, dans le prolongement des travaux de Michel Foucault, met en évidence l’émergence, à la fin du XIXe siècle, d’une nouvelle « épistémè 6 » (vision du monde, idéologie, philosophie...) celle de la société assurantielle : une nouvelle conception du lien social, des relations entre les membres d’une société et de leurs rapports aux aléas de la vie notamment professionnelle. Pour l’auteur, l’accident du travail constitue la figure emblématique du risque perçu de manière plus cruciale à l’ère industrielle. Les nouveaux discours de l’époque (économie sociale, théorie du service public, sociologie durkheimienne) ont en commun de refuser que ces relations socio-professionnelles se réduisent à la seule logique du contrat (contrat de droit privé dans les relations de travail) ou du marché (régulation des relations économiques et professionnelles). L’invention du calcul des probabilités et de la technique de l’assurance fournit alors les instruments de cette nouvelle conception du lien social.
Confrontée à cette expérience neuve et singulière du mal qu’est l’accident du travail, les hommes ont dû repenser le principe de leur association, abandonner l’idée pourtant si évidente que la responsabilité ne peut être que la sanction d’une faute. Ils ont décidé d’un nouveau pacte social. J’exprime cette rupture décisive par l’idée de la naissance d’une société assurantielle. L’utopie s’en forme dès le XIXe, elle commence à se réaliser au début du nôtre et s’accomplit avec la sécurité sociale.
François Ewald voit donc dans l’adoption de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail 8 le signe d’un changement d’attitude important : l’émergence d’un droit social permettant une prise en charge des victimes d’accident indépendamment de la recherche des causes et des responsabilités de l’accident lui-même. Cette loi est en même temps le symbole de la nouvelle « épistémè » qui émerge en cette fin de siècle.
3- L’influence des idées keynésiennes et beveridgiennes au XXe siècle
Pour la deuxième moitié du XXe siècle, on invoque fréquemment le rôle des idées de Keynes et de Beveridge diffusées bien au-delà de leurs pays d’origine. Les idées économiques et politiques de Keynes sont relativement connues : son analyse du circuit économique fait de l’État un acteur central et nécessaire, légitimant ainsi les politiques économiques et sociales. Ce paradigme économique imprègne les mentalités des élites administratives et économiques au lendemain de la guerre. Et notamment les hautes fonctions publiques se rallient massivement à ce type d’analyse qui légitime leurs prérogatives vis-à-vis de la société.
En 1941-1942, le gouvernement Churchill craint une guerre durable et veut accompagner l’effort de guerre pour pouvoir soutenir un effort de longue haleine. Spécialiste de l’assistance publique et élu député libéral (gauche) en 1941, Sir William Beveridge fut chargé cette même année d’un rapport sur l’organisation d’un système national de protection sociale. Son rapport publié en 1942 et intitulé Social Insurance and Allied Services (Assurance sociale et services connexes) servit de base pour édifier le système de protection sociale britannique et inspira beaucoup plus largement toutes les réformes menées dans les principaux pays après la Seconde Guerre mondiale 9. Il est le premier à exprimer les grands principes de constitution de l’État-providence moderne. Voici un extrait de son résumé :
Le rapport sur les assurances sociales et les services connexes que j’ai présenté au gouvernement de sa majesté en novembre 1942 a pour but de mettre l’homme à l’abri du besoin. Afin d’atteindre ce but, il élabore un plan de sécurité sociale. Le besoin est défini comme un manque de revenu nécessaire pour obtenir les moyens d’une subsistance saine : suffisamment de nourriture, de logement, de vêtement et de combustible. Le plan de sécurité sociale se propose d’obtenir, par un système universel d’assurances sociales, que chaque individu, à condition de travailler aussi longtemps qu’il peut et de payer des contributions sur son gain, ait un revenu suffisant pour assurer, dans les meilleures conditions de santé, sa subsistance propre et celle de sa famille ; ce revenu doit le mettre à l’abri du besoin si, pour une raison quelconque, il ne peut ni travailler ni gagner son pain. En plus des moyens de subsistance pendant l’interruption du gain normal, le rapport propose des allocations pour les enfants afin d’assurer que, dans aucune famille, si nombreuse soit-elle, un enfant ne soit jamais dans le besoin. Le rapport propose, en sus, des traitements médicaux de toutes sortes pour toutes les personnes qui tomberaient malades, sans que ce traitement soit à leur charge, cela afin que personne ne soit voué à voir son état empirer pour la raison qu’il n’a pas les moyens de payer le docteur ou l’hôpital.
Le système préconisé par Beveridge est en rupture avec la conception restrictive des « assurances sociales » qui avait guidée les réformes des années 1930 en Europe comme aux États-Unis (ex. : Social Security Act, 1935, Roosevelt 11). Pour Beveridge est considéré comme risque social tout ce qui menace le revenu régulier des individus : maladie, accident du travail, décès, vieillesse, maternité, chômage, etc. Face à des politiques existantes partielles et éparses, il propose la création d’un système unique et global de protection sociale ayant quatre caractéristiques :
- Un système généralisé qui couvre l’ensemble de la population quelque soit le statut d’emploi ou de revenu de chaque individu.
- Un système unifié et simple. Une seule cotisation couvre l’ensemble des risques qui peuvent entraîner une privation de revenu. Beveridge pose le principe de la « compensation nationale des risques sociaux ».
- Un système uniforme. Les prestations sont uniformes quelque soit le gain des intéressés.
- Un système centralisé. Beveridge préconise une réforme administrative et la création d’un service public unique.
Pour Beveridge, cette nouvelle politique n’a de sens que si elle est liée à une politique de plein emploi. Il remet un deuxième rapport en juin 1944 intitulé Full employment in a Free Society (Du travail pour tous dans une société libre). Le chômage est en effet pour lui le risque social majeur :
Ce doit être une fonction de l’État que de protéger ses citoyens contre le chômage de masse, aussi définitivement que c’est maintenant la fonction de l’État que de défendre les citoyens contre les attaques du dehors et contre les vols et les violences du dedans.
Avec ces deux rapports, il pose les bases théoriques du Welfare State tel qu’il se développera après la guerre notamment en Grande-Bretagne. Ce rapport a beaucoup marqué le débat relatif aux politiques sociales et imprègne les régimes juridiques mis en place non seulement en Grande-Bretagne, mais aussi en France, aux Pays-Bas et en Belgique. En ce qui concerne la France, Pierre Laroque parti à Londres avec le général de Gaulle et qui devint le premier Directeur de la Sécurité sociale au ministère du Travail dans le Gouvernement Provisoire, prend connaissance sur place du rapport Beveridge et s’en inspirera fortement pour élaborer son plan de réforme de la Sécurité sociale française 13.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Le produit de doctrines et de légitimations politiques »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 3 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 127