Du débat théorique sur la nécessité de intervention de l’État dans l’économique nationale, il ressort habituellement quatre grands objectifs : le plein emploi, la croissance, l’équilibre extérieur et la stabilité des prix. Ces objectifs paraissent simples et évidents, or nous verrons que leur définition est plus complexe qu’il n’y paraît.
Certains économistes font la distinction entre objectifs de court terme et objectifs de long terme. En ce sens, le chômage, l’inflation et l’équilibre extérieur constitueraient des objectif de court terme. La croissance, mais aussi la répartition des ressources et la redistribution des richesses constitueraient des objectifs à atteindre dans un avenir lointain.
1- Le plein emploi
Le plein emploi est réalisé si l’ensemble des facteurs de production disponibles dans l’économie — et notamment le facteur travail — est utilisé de la façon la plus efficace possible, c’est-à-dire dans l’usage qui assure leur plus forte productivité.
L’objectif n’est pas simple à définir notamment du fait de l’imprécision des indicateurs utilisés pour apprécier l’état du marché du travail. Le nombre de chômeurs ou le taux de chômage sont trop généraux pour donner une indication pertinente sur les problèmes de l’emploi (un peu comme un thermomètre en cas de maladie). La durée de période chômée peut affecter profondément la question du chômage, de même que sa répartition par secteur d’activité et catégorie socio-professionnelle.
En outre, l’objectif n’est pas simple à définir parce qu’il ne suffit pas que tout le monde puisse trouver un emploi pour assurer le plein emploi. Le fait qu’un individu dispose d’un emploi rémunéré ne garantit pas qu’il soit utilisé au mieux de ses compétences (ex. : ingénieurs américains faisant des petits jobs faute d’embauche = dissimulation statistique du sous-emploi).
Enfin, le plein emploi ne se confond pas avec l’absence de chômage puisqu’une partie de celui-ci peut-être volontaire notamment du fait des temps de recherche nécessaire à chacun pour trouver l’emploi le plus adéquat au regard des compétences individuelles. Ce chômage frictionnel, ou chômage de mobilité, est incompressible en période de croissance économique.
2- La croissance économique
Le taux de croissance économique est mesuré par le pourcentage de variation annuelle du Produit intérieur brut (PIB) en volume. La croissance est un des objectifs en soi : une croissance du PIB supérieure à celle de la population (croissance du PIB par habitant) améliore le revenu moyen de la population et la capacité des individus à satisfaire leurs besoins par la consommation ou à préparer l’avenir par l’épargne.
Là encore, l’objectif de la croissance est très approximatif puisqu’il occulte le problème de la répartition de la croissance entre les différents secteurs d’activité. Une croissance peut être très forte du fait du développement de l’industrie lourde mise au service d’un armement destiné à satisfaire les désirs de puissance des dirigeants sans améliorer le bien-être de la population (la croissance ne fait pas le bonheur).
En outre, le taux de croissance ne donne aucune indication sur la répartition des fruits de la croissance entre les catégories d’acteurs économiques (actionnaires, salariés, consommateurs) et entre les catégories socio-professionnelles. Si une grande partie de la population ne touche pas les dividendes de la croissance (ex. : Tiers-monde) ou la croissance accentue les inégalités sociales, l’intérêt de cet objectif devient beaucoup moins évident.
Enfin, la croissance a des coûts et ceci de deux points de vue :
- À court terme (d’un point de vue conjoncturel), la croissance entre en contradiction avec deux autres objectifs, celui de la stabilité des prix (tensions inflationnistes) et celui de l’équilibre extérieur (augmentation des importations).
- À long terme, une croissance forte et continue implique une exploitation intensive des ressources naturelles qui ne sont pas ou peu reproductibles (Club de Rome, 1970) et des nuisances environnementales qui pèsent sur le cadre de vie et la santé publique (politiques de l’environnement).
3- L’équilibre extérieur
Objectif = garantir un échange monétaire équilibré avec les autres pays. Il faut veiller à la stabilité du taux de change et ensuite au taux de devises disponibles.
La stabilité du taux de change est un facteur d’équilibre extérieur important. Un déséquilibre entre exportations faibles et importations croissantes déprécie la monnaie nationale face aux monnaies étrangères : en effet, le pays, pour importer des produits, développe une forte demande en devises étrangères alors que la demande en monnaie nationale reste faible.
Le maintien d’un taux de devises suffisant est aussi nécessaire car s’il est constaté un manque de devise, le pays est obligé de vendre son argent pour en acheter. Cela diminue la masse monétaire au sein du pays et par conséquent freine la consommation des produits nationaux. La production doit donc diminuer, ce qui entraîne par la suite du chômage.
Garantir l’équilibre extérieur constitue-t-il un objectif plus clair que ceux que l’on vient d’examiner ? Lui aussi, paraît-il, ne manque pas d’ambiguïté.
En réalité, il ne semble pas y avoir une liaison directe entre consommation interne, chômage et équilibre extérieur. L’idée protectionniste développée par les mercantilistes (qui conseillaient de freiner les importations et d’augmenter les exportations pour obtenir un excédent commercial et accumuler des métaux précieux) est abandonnée par les économistes modernes :
- L’adoption des mesures protectionnistes conduit les autres pays à limiter eux aussi l’accès à leur marché intérieur (bœuf britannique contre vins français). Dans une période de mondialisation, ceci crée un contexte de méfiance à travers les frontières.
- Le commerce international semble pouvoir créer plus d’emplois qu’un pays isolé du monde extérieur.
- La concurrence est par ailleurs facteur de progrès car elle incite les producteurs à s’adapter aux nouvelles technologies adoptées par leurs concurrents étrangers et à ajuster le prix de leurs produits en fonction des prix pratiqués à l’étranger.
Dans ces conditions jusqu’où faut-il aller dans la protection de l’équilibre extérieur afin de ne pas déclencher des effets indésirables ? Une question qui ne peut pas trouver de réponse universelle.
4- La stabilité des prix
La lutte contre l’inflation n’est pas un objectif en soi. L’inflation nulle n’est pas forcément un signe de bonne santé économique : la croissance s’accompagne souvent d’une inflation de quelques points (%) car la croissance est tirée par une demande forte à laquelle l’offre s’adapte avec un temps de retard -> hausse des prix.
Seule la lutte contre l’hyper-inflation est un objectif économique mais le problème est alors de savoir à partir de quel niveau on peut parler d’hyperinflation : 5 % ? 10 % (mythologie des deux chiffres) ? 20 % ? L’expérience des pays industrialisés montrent que ceux-ci ont pu supporter des taux d’inflation à deux chiffres sans perdre de leur efficacité économique.
L’analyse des effets de l’inflation ne donne pas non plus de certitude incontestable :
- L’inflation oblige à changer les prix souvent (= surcoût, étiquettes / catalogues...). Est-ce économiquement significatif ?
- La variation des prix trouble les messages du marché aux agents économiques (forte demande d’un produit ou dépréciation monétaire ?, comparaisons des prix plus difficiles, rentabilité d’entreprise gonflée...). Jusqu’à quel point les agents sont-ils incapables de lucidité par calcul ?
- L’inflation renchérit les produits nationaux à l’étranger (risque de déficit commercial et tendance à la dépréciation de la monnaie -> actifs nationaux achetables à bas prix pour les étrangers). C’est donc moins l’inflation que la dépréciation monétaire qui pose problème.
- L’inflation peut dégénérer en hyper-inflation (et ceci d’autant plus que bon nombre de phénomènes inflationnistes sont auto-entretenus -> « spirale inflationniste » (ex. : spirale prix/salaires). Mais comment passe-t-on d’une inflation forte à une hyper-inflation et pourquoi pas toujours ?
- L’inflation affecte la répartition des revenus entre agents économiques (ex. : débiteurs > créanciers, locataires > propriétaires, actionnaires > salariés, revenus indexés > retraites, pensions, rentiers...). Est-ce juste ou injuste ? Est-ce bon ou mauvais pour la croissance ?
D’une manière générale le rapport entre inflation et croissance est très ambiguë et controversé :
- L’inflation est parfois considérée comme un facteur de croissance (elle facilite l’emprunt donc la consommation et l’investissement).
- Elle est souvent considérée comme un symptôme de forte croissance (inflation frictionnelle liée à l’adaptation de l’offre à une demande croissance).
- Cependant aucune corrélation stricte n’a été établie (la croissance peut être inflationniste ou déflationniste).
- Et l’inflation peut dégrader la croissance économique (freine les exportations, climat d’instabilité et baisse de l’épargne... défavorables à l’investissement).
De même, la relation entre inflation et chômage fait l’objet d’une controverse ininterrompue entre keynésiens et monétaristes. À la question, « l’inflation constitue-t-elle un problème public ? », les réponses dépendent du niveau d’inflation et — en dehors du niveau indéterminé de l’hyper-inflation — demeurent incertaines. Il semble que ce soit davantage la stabilité monétaire qui soit recherchée que la lutte contre l’inflation proprement dite.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Quatre objectifs économiques classiques et leurs ambiguités »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 131