L’ambition des refondateurs de la Sécurité sociale en 1945 était de mettre en place un système unique de protection s’appliquant à l’ensemble de la population. Une extension s’opère effectivement à la majeure partie de la population, mais le principe initial d’universalité n’a jamais été mis en œuvre (A). La période ne favorise pas une telle évolution (à moins d’une refondation complète sur de nouvelles bases) du fait des problèmes de financement liés notamment à la crise économique (B).
1- L’extension refrénée de la protection sociale
Cette extension s’est opérée essentiellement par rattachement progressif de diverses catégories professionnelles au régime général de la Sécurité sociale ou par création de régimes spéciaux pour quelques catégories. Or ce mode d’extension (référé non aux individus mais aux métiers) n’a jamais permis de couvrir l’ensemble de la population (Cf. L’impossible généralisation de la couverture sociale ?) en outre, la couverture n’a jamais porté sur la totalité des coûts afférents aux risques couverts (Cf. Le développement des assurances complémentaires)
1.1- L’impossible généralisation de la couverture sociale ?
Comme le remarque Martin Hirsch :
Dès lors que s’attache à l’emploi le droit à la retraite et à l’assurance maladie, l’absence d’intégration dans la vie professionnelle prive l’individu de l’ensemble de ces avantages sociaux. (…) C’est l’une des conséquences du choix français des assurances professionnelles et de l’échec de l’universalisation de la protection sociale.
En effet le fondement professionnel de la Sécurité sociale a empêché une généralisation de la couverture sociale à toutes les catégories de la population : se sont trouvées exclues les personnes dont le lien au travail était lointain ou inexistant soit en raison de handicaps (handicapés mentaux ou handicapés physiques non couverts / accidents du travail), soit du fait d’une durée de travail insuffisante (jeunes, femmes isolées, étudiants, artistes…), soit en raison de la conjoncture économique (chômeurs). Le phénomène n’était pas nouveau, mais était plus facilement compensé par des formes de solidarité familiale dans un contexte de pouvoir d’achat des ménages tendanciellement élevé et croissant (« Trente glorieuses »). Le retournement de conjoncture économique des années 1970 sert de révélateur.
Le mot exclusion — un des premiers ouvrages diffusant ce terme est celui de Rémi Lenoir 1 — marque la fin de l’idée (fausse) que la Sécurité sociale couvrait toute la population. Après 30 ans d’extension progressive, force était de constater qu’il restait des centaines de milliers de personnes sans couverture maladie, sans pension de retraite suffisante, sans logement convenable, sans ressources stables. Le terme exclusion à pris un sens spécifique au cours des années 1980 marquant un phénomène de difficultés sociales cumulatives (formation initiale limitée, revenus faibles ou inexistants en fin de droits au chômage, mauvais état de santé, absence ou précarité de logement, problèmes familiaux, discriminations ethniques…) rendant la réinsertion de l’individu par ses propres moyens de plus en plus difficile voire impossible. Ce terme rend compte alors de ce que l’on appelle les « nouveaux pauvres » que les Français découvrent vraiment, à la fin des années 1980, avec l’initiative de Coluche sur les « restaurants du cœur ». Aujourd’hui encore, malgré un système de Sécurité sociale consommant des milliards de Francs par an, il y a encore des personnes qui meurent de froid et des patients qui doivent recourir aux associations caritatives ou humanitaires pour avoir accès à des soins médicaux.
Les exclus de la protection sociale ne sont pourtant pas nouveaux même si leur situation se détériore évidemment avec le retour du chômage. Le retournement de conjoncture des années 1970 a exacerbé ce phénomène d’exclusion et le choix a été fait, plutôt que de refonder la Sécurité sociale, de colmater les brèches, c’est-à-dire de créer des dispositifs successifs pour réintégrer les exclus. Une première tentative d’extension en 1978 produira peu d’effets (sauf symbolique : première affirmation du principe de solidarité nationale) :
L’organisation de la sécurité sociale est fondée sur le principe de la solidarité nationale. Elle garantit les travailleurs et leurs familles contre les risques […] Elle assure pour toute autre personne et les membres de sa famille résidant sur le territoire français la couverture des charges de maladie et de maternité ainsi que des charges de familles.
Ambiguïté du système = fondement professionel + élargissement…
D’autres avancées ont lieu notamment en 1992 mais il faudra attendre la mise en place du Revenu Minimum d’Insertion (RMI) pour que l’extension soit réellement efficace (outre le revenu de base, le RMI permet d’intégrer par ce revenu le système de Sécurité sociale).
Le RMI = innovation majeure, peut-être la plus importante de ces vingt dernières années. Il fut créé par la loi du 1er décembre 1988 qui dispose en son article premier :
Toute personne qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation de l’économie et de l’emploi, se trouve dans l’incapacité de travailler, a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. L’insertion professionnelle et sociale des personnes en difficulté constitue un impératif national. Dans ce but, il est institué un RMI (…). Ce RMI constitue un des éléments d’un dispositif global de lutte contre la pauvreté tendant à supprimer toute forme d’exclusion, notamment dans les domaines de l’éducation, de l’emploi, de la formation, de la santé et du logement.
Le RMI est un montant garanti. Si le revenu de la personne est inférieur à ce minimum, elle perçoit une allocation différentielle.
Exemple : en 1996, le RMI pour 1 personne seule est de 2374 F / mois ; si elle gagne 1000 F / mois, l’État lui verse 1374 F.
On considérait lors de sa création que le RMI concernerait 5 à 600 000 personnes. Ces chiffres ont été rapidement atteints puis dépassés :
Année | 1989 | 1990 | 1991 | 1992 | 1993 | 1994 | 1995 | 1996 |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Nombre | 405 | 510 | 582 | 671 | 793 | 908 | 949 | 994 |
Source : Délégation interministérielle au RMI. Effectifs en milliers au 31 décembre sauf 1996 (juin).
On a aujourd’hui dépassé le million de personnes bénéficiaires du RMI et on peut estimer au double les personnes dépendant du RMI (enfants à charge). Ce sont très majoritairement des personnes isolées (58 % isolées sans enfant, 21 % isolées avec enfants, 21 % en couple), tendanciellement jeunes (la moitié des RMIstes a moins de 35 ans) et fréquemment victimes du chômage longue durée et d’une rupture de la cellule familiale. Le RMI n’a pas créé de situation pérenne d’assistance. La moitié des RMIstes y ont recours pour une durée qui n’excède pas deux ans. Cependant, ces chiffres sont à manier avec précaution, beaucoup de sorties du RMI se font au bénéfice d’autres types de subventions. Les Contrats d’Insertion initialement prévus par la loi restent un échec : en pratique, ils ne concernent que la moitié des RMIstes et constituent plutôt une formalité administrative qui débouche rarement sur un véritable emploi. Autre limite du dispositif RMI : il n’a pas éliminé la grande pauvreté comme l’atteste le problème des sans-logis qui se pose avec la même acuité chaque hiver ou le succès continu des « restaurants du cœur ».
1.2- Le développement des assurances complémentaires
La limitation du montant des prestations versées par la Sécurité sociale a conduit au développement des assurances complémentaires (retraite, maladie, etc.). Cette perspective était ouverte par l’ordonnance de 1945 qui rendait possible « la prévoyance libre » tout en souhaitant un accroissement et une prépondérance de la Sécurité sociale.
Trois périodes :
- Dans un premier temps, cet accroissement a été freiné par les conditions économiques difficiles de l’immédiat après-guerre.
- Durant les périodes de croissance forte, les choix politiques initiaux n’ont pas été assumés. Les prestations versées augmentent lentement, voire diminuent (ex. : réforme de 1969 = augmentation du « ticket modérateur d’ordre public » = la part non remboursée des dépenses maladies tant par la Sécurité sociale que par les caisses complémentaires).
- Enfin, la période récente de ralentissement économique accentue cette limitation.
Les caisses complémentaires se développent chaque fois que la Sécurité sociale n’assure de protection suffisante sous la pression de différents acteurs : les catégories les plus aisées de la population ont recherché ces protections complémentaires, mieux adaptées à leur niveau de vie et conformes à l’esprit corporatiste qui imprègne le système de protection sociale dans ses fondements. Le développement de la protection complémentaire s’explique également par l’intérêt des employeurs pour cet instrument, qui a été utilisé comme un outil de gestion des ressources humaines. En participant à la mise en place de caisses complémentaires avantageuses, les employeurs se dotaient d’un moyen d’attirer la main d’œuvre et de négocier les salaires. Enfin, le développement de la protection complémentaire a satisfait les tenants d’un discours critique vis-à-vis de la Sécurité sociale.
2- Le financement de la protection sociale
Source : Jean-Marc Dupuis, Le financement de la protection sociale, Paris : PUF (QSJ ? 2915), 1994. M.T. Join-Lambert et al., Politiques sociales, p.423-442. M. Hirsch, Les enjeux de la protection sociale, p.41-56. Rapport de la cours des comptes sur le financement de la protection sociale, 1995.
Le financement de la protection sociale est au cœur des débats actuels relatifs aux politiques sociales. En particulier le « trou de la Sécurité sociale », fortement médiatisé, a focalisé le débat relatif aux politiques sociales sur les enjeux financiers, avec deux conséquences :
- La prise de conscience de l’importance du budget social de la nation, distinct en France du budget de l’État et équivalent, voire supérieur, à celui-ci (variation selon les comptabilités et les années).
- L’imposition implicite d’une définition des politiques sociales (et par suite de l’État-providence) restreinte aux seuls enjeux de la Sécurité sociale.
Dans ces débats publics, il importe de ne pas faire de confusion entre le débat relatif aux modes de financement de la protection sociale (Faut-il faire appel aux impôts ou aux cotisations ? Aux salariés ou aux employeurs ? Comment moduler les prélèvements ?) et le débat relatif aux besoins de financement de la protection sociale (comment boucher le « trou » de la Sécurité sociale ?).
2.1- L’enjeu du mode de financement : solidarité ou assurance ?
Deux modes de financement peuvent être distingués correspondant dans leurs logiques à des systèmes différents de protection sociale : le financement par l’impôt relève d’une logique de solidarité nationale (-> modèle social-démocrate) ; le financement par cotisation relève d’une logique d’assurance (privée -> modèle libéral ; sociale -> modèle corporatiste-conservateur). Dans de nombreux systèmes de protection sociale, les deux modes sont associés selon des proportions variables.
La logique de solidarité (NB : on parlait autrefois d’assistance ; on parle plutôt aujourd’hui de « solidarité nationale », toutefois l’organisation est parfois locale et non nationale) conduit à financer la protection sociale par l’impôt.
Elle n’établit aucun lien direct entre la contribution et la prestation, ni pour celui qui finance ni pour celui qui reçoit : le contribuable ne tire nul droit particulier de ses impôts, le bénéficiaire de prestations peut n’avoir jamais payé d’impôt. La possibilité d’être protégé par la collectivité en cas de besoin est un droit qui ne découle pas de l’activité professionnelle ou de la participation volontaire à une assurance mais de la citoyenneté.
Cette logique de solidarité se traduit également par un type de prestations particulier : les prestations ne sont pas basées sur les revenus antérieurs ou le statut professionnel mais sur les besoins. Le revenu de remplacement ne vise pas à maintenir le pouvoir d’achat mais à couvrir les besoins essentiels. Les bénéficiaires sont traités de manière égalitaire et reçoivent une prestation uniforme.
La gestion de la protection sociale est assurée à travers le budget de l’État (ou de la collectivité locale concernée) et le principe d’universalité des finances publiques (non affectation des recettes aux dépenses) consacre la rupture entre contribution et prestation. Le budget est voté par le ou les parlements concernés.
La logique d’assurance est fondée sur la relation entre contribution et prestation. Elle connaît deux versions, celle des assurances privées (-> modèle libéral) et celle des assurances sociales (-> modèle corporatiste-conservateur).
La logique d’assurance n’implique pas nécessairement de solidarité entre les individus d’une collectivité nationale ou locale (ex. : seuls ceux qui cotisent à une assurance privée sont couverts par celle-ci) et elle n’implique pas nécessairement de solidarité entre les cotisants à une assurance (ex. : une assurance privée induit une simple mutualisation du risque lorsqu’elle tient compte du degré d’exposition individuelle au risque encouru pour déterminer le montant de la cotisation).
Les assurances sociales ont conservé ce lien entre contributions et prestations en lui donnant un contenu variable suivant les systèmes nationaux et suivant les risques couverts : généralement seuls les cotisants sont assurés mais la relation s’estompe en étendant la protection aux « ayants-droit » (ex. : conjoint, enfants…). D’autre part, les assurances sociales excluent généralement la relation entre montant des contributions et probabilité individuelle d’occurrence du risque (une forme de solidarité est ainsi réintroduite entre les diverses catégories de cotisants).
Par ailleurs, la logique d’assurance a une implication en ce qui concerne le type de prestations versées : ces dernières sont proportionnées au montant de la contribution. D’essence libérale ce système n’accorde à l’homme d’autres droits que ceux qu’il acquiert par son travail (à chacun selon son travail).
La plus grande partie des assurances sociales ont été rendues obligatoires par les États (-> prélèvements obligatoires) mais pas toujours et dans des proportions variables (ex. : assurances complémentaires en France, obligatoire pour la retraite mais pas pour la maladie, variations d’un pays à l’autre) ce qui rend la comparaison des prélèvements obligatoires d’un pays à l’autre délicate.
Les institutions gestionnaires sont distinctes de l’État, agissent sous son contrôle et sont cogérées selon des modalités variables avec les partenaires sociaux (syndicats patronaux et salariés).
Par ailleurs, il faut distinguer deux logiques de financement spécifiques à la gestion des retraites et liées au décalage entre moment de contribution et moment de prestation. Le financement par répartition (les cotisations du moment financent les retraites du moment ; en cas de divergence démographique il faut ajuster le montant des cotisations ou celui des retraites ; la participation est obligatoire dans l’intérêt des générations futures) assure une solidarité inter-générationnelle. Le financement par capitalisation (les actifs accumulés durant une certaine période génèrent les revenus versés à une autre période) est d’esprit libéral et individualiste. Ce clivage ne recoupe qu’en partie le précédent : le financement par capitalisation ne semble pouvoir être prépondérant que dans un système de type libéral favorisant la logique d’assurance privée (il apparaît seulement à titre subsidiaire dans les autres systèmes) ; par contre, le financement par répartition peut se concevoir aussi bien dans un système social-démocrate (logique de solidarité) que dans un système corporatiste-conservateur (logique d’assurance sociale). Dans ce dernier, la solidarité entre générations n’est assurée que dans le cadre restrictif de la profession.
La logique des assurances sociales prédomine dans le système de protection sociale français depuis son origine. Ce sont des assurances sociales qui sont créées dans le contexte laborieux du tournant XIXe/XXe siècle et de l’entre-deux-guerres. La fameuse refondation de 1945 regroupe les différentes assurances sous l’intitulé « Sécurité sociale », engage un processus de généralisation à l’ensemble des professions mais maintient la logique d’origine d’assurance sociale comme principe dominant. L’idée de solidarité nationale apparaît tardivement (1978) dans le droit français et demeure une simple pétition de principe justifiant des extensions et adjonctions successives sans refondation sur ce principe de l’ensemble du système. La France se trouve ainsi dans une situation extrême par rapport aux pays de l’Union Européenne : c’est le pays qui apporte la plus faible partie de financement public aux dépenses de protection sociale tout en ayant un des niveaux les plus élevés de dépenses sociales.
Contributions publiques (% des ressources) | Cotisations sociales (% des ressources) | Dépenses de protection sociale (% du PIB) | |
---|---|---|---|
Danemark | 81 | 12.3 | 29.8 |
Irlande | 59.7 | 39.2 | 21.3 |
Luxembourg | 38.5 | 53.8 | 27.5 |
Royaume-Uni | 37.6 | 42.5 | 24.7 |
Italie | 29.9 | 67.1 | 24.4 |
Portugal | 28.3 | 66.9 | 19.4 |
Espagne | 26.1 | 71.5 | 21.4 |
Allemagne | 24.9 | 71.4 | 26.6 |
Belgique | 24.8 | 72 | 26.7 |
Pays-Bas | 24.1 | 60.1 | 32.4 |
Grèce | 19.6 | 73.7 | 20.7 |
France | 17.5 | 80.2 | 28.7 |
Source : Eurostat
NB : les colonnes 1 et 2 ne correspondent pas à 100% en raison d’autres sources de financement.
Ce mode de financement très français de la protection sociale explique en partie aussi que la France soit dans une situation extrême en ce qui concerne l’impôt sur le revenu : il représente 6 % du PIB en France contre environ 12 % en moyenne dans les pays de l’Union Européenne et dans ceux de l’OCDE. La différence est comblée par les cotisations sociales et les impôt indirects (TVA...).
Or ce mode de financement n’est pas neutre du tout du point de vue des principes politiques orientant les finances publiques : il inclut un prélèvement dégressif par rapport au revenu et contribue ainsi à ce que les prélèvements obligatoires sont moins progressifs en France que dans les autres pays de l’Union Européenne . En effet, les cotisations sociales — bien qu’apparemment proportionnelles aux revenus — constituent en réalité un prélèvement dégressif par rapport à ceux-ci ceci pour trois raisons :
- Lors de la refondation de 1945, des dispositifs de plafonnement de la part du revenu soumis à l’effort contributif (aux cotisations sociales) ont permis de faire échapper une partie des plus hauts revenus à cet effort.
- Indépendamment de ce qui précède et même après les mesures de déplafonnement prises dans les dernières décennies, les cotisations sociales restent dégressives puisqu’elles font échapper une grosse partie du revenu (NB : les cotisations constituent bien, pour le salarié, un revenu pré-affecté à des dépenses de protection) à l’impôt progressif sur le revenu. C’est près de la moitié du revenu réel (cotisations salariales + cotisations patronales -> environ 50 % du « coût salarial ») qui échappe ainsi à l’impôt progressif. Ainsi, toute augmentation des cotisations sociales est atténuée par une économie d’impôt d’autant plus importante que le revenu est élevé. Ex. : un point de cotisation salariale qui réduit de 1 % le revenu du salarié le plus modeste, ne réduit que de 0,44 % le revenu du salarié atteignant la dernière tranche du taux d’imposition sur le revenu.
- En outre, les charges sociales supportées sont d’autant plus lourdes en proportion du revenu que les revenus du travail constituent une fraction élevée des ressources totales du ménage. Ces charges sociales pèsent moins lorsqu’une large partie des ressources provient des revenus du capital (rentes, loyers, profits, etc.). Or, comme vous le savez, la proportion du revenu du travail diminue tendanciellement lorsque les revenus s’élèvent. Les inégalités de patrimoine sont donc accentuées par le mode de financement de la protection sociale.
Depuis 1981, la structure du financement de la protection sociale s’est relativement peu modifiée (environ 80 % de cotisations sociales et 20 % de budgets publics) et les petites modifications introduites vont dans le sens d’un léger renforcement de la part fiscalisée du financement. Cependant, hormis dans le cas de contributions conjoncturelles de l’État au régime général de la Sécurité sociale (l’État comble parfois les trous de fin d’année), les modes de fiscalisation adoptés ne favorisent pas une plus grande progressivité des prélèvements. C’est net pour les impôt indirects (ex. : taxes sur le tabac et l’alcool affectées au financement de la Sécurité sociale ; vignette automobile finançant l’assistance sociale départementalisée), mais cela vaut pour la création de ce nouvel impôt nommé Contribution Sociale Généralisée (CSG) : il s’agit d’un impôt qui a surtout été présenté par le gouvernement Rocard sous l’angle de son assiette plus large que celle de l’impôt sur le revenu puisque la CSG touche tous les revenus (revenus du travail, revenus du capital et revenus de remplacement), mais il s’agit d’un impôt sur le revenu qui n’a rien de progressif puisqu’il est strictement proportionnel au revenu (tel qu’on le concevait encore au milieu du XIXe siècle… mais plus indolore parce que prélevé à la source).
2.2- L’enjeu du besoin de financement
Sur longue période et notamment depuis le début des années 1960, la croissance des dépenses de protection sociale est continue et toujours supérieure à celle du PIB. En revanche, l’assiette des prélèvements suit une progression analogue à celle du PIB. D’où une divergence des courbes de croissance des dépenses et des recettes qui se traduit par un déficit des différents régimes de sécurité sociale. Le régime général en déficit permanent depuis la fin des années 1980, avec des années de déficit modéré (autour de 10 milliards de Francs) et des années de déficit grave (plus de 50 milliards de Francs de 1993 à 1996 avec un sommet à près de 70 milliards en 1995).
Deux tendances sont donc concomitantes qui expliquent cette évolution en ciseaux : une accélération de la croissance des dépenses sociales et un ralentissement de celle des recettes de cotisations sociales.
L’accélération des dépenses s’apprécie en rapportant le niveau de dépenses sociales au PIB (ou au revenu disponible des ménages = RDM). Ces dépenses se situent autour de 20-21 % du PIB (ou environ 25% du RDM) dans les années 1960 et jusqu’au début des années 1970 ; elles passent à plus de 24 % à partir de 1975 (ou 28 % du RDM) et cette proportion augmente ensuite de manière continue pour se situer à environ 30 % (ou 34 % du RDM) au début des années 1980. Ces dépenses de protection sociale sont évaluées à près de 1 900 milliards de Francs en 1999 alors que le budget de l’État la même année est de 1 800 milliards de Francs.
De 1959 à 1974, le financement des dépenses sociales a été réalisé sans trop de difficultés grâce au rythme élevé de la croissance économique. Au cours de cette période, l’accroissement des recettes de cotisations sociales vient pour 70 % de la croissance de la masse salariale (10 % provenant de l’augmentation des effectifs, 60 % de celle du salaire moyen) et pour 30 % seulement du relèvement des taux de cotisation. En revanche, au cours de la période qui suit le premier choc pétrolier, les proportions s’inversent : la croissance de la masse salariale n’assure plus que 37 % de la croissance des recettes de cotisations sociales, la différence (63 %) devant alors être assumée par une hausse des taux de cotisations sociales.
Face à cette évolution en ciseaux des recettes et des dépenses, les politiques menées tiennent en deux points :
- Réactions conjoncturelles des gouvernements pour combler le déficit de la Sécurité sociale en fin d’exercice annuel, d’où l’impression théâtrale d’un « tragique de répétition ». À l’occasion, de nouveaux impôts ont été créés ou affectés directement au financement de la Sécurité sociale (taxe sur les tabacs et alcools, taxe sur la publicité pharmaceutique, taxe sur les assurances automobiles, etc.).
- Une fiscalisation croissante mais néanmoins très limitée des recettes. Ex. : la CSG, même après son augmentation de 1993 ne représente que 5 % des recettes de protection sociale. La fiscalisation se heurte aux résistances des partenaires sociaux co-gestionnaires de la Sécurité sociale qui craignent un dessaisissement. Elle se heurte aux contraintes européennes en ce qui concerne l’augmentation de la TVA. Elle se heurte aux tentations actuelles de réduire l’impôt sur les revenus et l’impôt sur les sociétés. Néanmoins, elle correspond à une tendance assez nette ces dernières années puisque, après la crise des finances sociales de 1995 (déficit le plus important de notre histoire), la part des contributions publiques passe de 30 % en 1996 à 41 % en 1999 ! Néanmoins de fortes variations de cette part peuvent être observées d’une années sur l’autre en fonction notamment des recettes de taxes para-fiscales.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Évolutions et enjeux de la protection sociale »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 18 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 135