Le caractère technocratique du gouvernement de la Sécurité sociale s’accentue encore si l’on intègre dans l’analyse la place et le rôle de l’État, c’est-à-dire essentiellement du pouvoir exécutif (jusqu’en 1996) sur la direction des caisses, notamment sous la Ve République. Deux acteurs interviennent : le gouvernement (ministère des Affaires sociales + Matignon) d’une part et le Parlement resté marginal.
1- L’exécutif : désignation des dirigeants et tutelle
Sous la IVe République, le conseil d’administration (technocratie syndicale) choisissait librement les cadres dirigeants des caisses de Sécurité sociale. La Ve République est marquée, dans ce domaine comme dans d’autres 1, par la montée en puissance de la technocratie administrative issue notamment des grandes écoles.
Le décret du 12 mail 1960 (pris sur le fondement de l’article 37 de la Constitution) a complètement transformé l’organisation de la direction des caisses de Sécurité sociale :
- Les agents de direction ne peuvent être nommés que parmi les personnes inscrites sur une liste d’aptitude, établie par le ministre (triangle opaque ministre / conseillers / directeurs d’administration centrale du ministère des Affaires sociales).
- Ils ne peuvent être inscrits sur cette liste d’aptitude, dans la proportion des 4/5 d’anciens élèves du CNESS (Centre National d’Etudes Supérieures de la Sécurité sociale, créé par le même décret de 1960).
- Tout nouveau directeur doit obtenir l’agrément du ministre.
Du point de vue de la sociologie politique, on peut dire que ce texte contraint la technocratie syndicale à négocier la désignation des cadres avec la technocratie administrative et aligne sur le modèle de celle-ci leur mode de formation. Au rééquilibrage au profit de cette dernière : les pouvoirs du directeur de la Sécurité sociale sont considérablement étendus par rapport aux prérogatives du conseil d’administration notamment en matière financière (c’est lui qui prépare le budget) et de gestion du personnel (il a seul autorité sur le personnel). La désignation des caisses régionales passe par une navette entre le directeur et le conseil d’administration.
Enfin, l’État (le ministère au plan national et son administration déconcentrée au plan régional DRASS) exerce une double tutelle qui passe par la possibilité de suspendre les dirigeants ou de dissoudre les conseils d’administration en cas d’irrégularités graves, de mauvaise gestion ou de carence
2. En outre, les décisions des caisses peuvent être annulées si elles sont de nature à compromettre l’équilibre financier de la caisse.
2- Le Parlement : de l’exclusion à la fonction d’enregistrement
Depuis près deux cents ans, le Parlement examine le budget de l’État. L’article 14 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 est la traduction juridique d’un principe politique qui, historiquement, a constitué un des premiers fondements des démocraties parlementaires (le libre consentement à l’impôt, exprimé par une assemblée émanant du peuple) et qui fait partie du « bloc de constitutionnalité » depuis 1958 :
Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs Représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée.
Malgré cela, le Parlement a été exclu dès l’origine du processus de décision en matière de protection sociale aussi bien pour les décisions fondamentales que pour les décisions plus ordinaires.
- Les décisions fondamentales prises en 1945, 1967 et même en 1996 (après la réforme constitutionnelle) l’ont été sous forme d’ordonnances.
- Les modifications législatives nécessaires à court terme l’ont toujours été sous forme de projets de loi
portant diverses mesures d’ordre social
(DMOS) qui constituent des textes « fourre-tout » votés en fin de session parlementaire. - Cette tendance a été renforcée par le partage du pouvoir opéré entre domaine réglementaire et domaine législatif par la Constitution de 1958 ainsi que par l’incapacité technique du Parlement à prendre en charge des enjeux complexes.
La révision constitutionnelle de 1996 apparaît dans un contexte de crise : depuis 1993, le déficit de la Sécurité sociale atteint des profondeurs historiquement inconnues et on touche le fond en 1995 avec pas loin de 70 milliards de déficit. Néanmoins, de nombreuses initiatives visant à réintroduire le parlement dans le jeu politique avaient vu le jour avec cette situation de crise. La loi constitutionnelle du 22 février 1996 complète l’article 34 de la Constitution (jusque là : La loi détermine [...] les principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale
). Nouvel alinéa de l’article 34 :
Les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique.
Par ailleurs, un nouvel article 47-1 décrit la procédure d’adoption des projets de loi de financement de la Sécurité sociale, calquée très largement sur l’examen des projets de loi de finances.
La loi organique du 22 juillet 1996 relative aux lois de financement de la Sécurité sociale prévoit que le Parlement se prononce sur les orientations de la politique de santé et de Sécurité sociale. Les lois de financement de la Sécurité sociale déterminent les conditions générales de l’équilibre financier prévisionnel de la Sécurité sociale, et fixent les objectifs de dépenses. Néanmoins, dans ce domaine comme dans d’autres, demeure une simple chambre d’enregistrement qui n’a ni moyens autonomes pour contrôler les fondements des décisions budgétaires qui lui sont proposées (à l’exception notable des rapports de la Cour des Comptes) ni la capacité politique d’imposer des choix forgés dans le débat public et la délibération parlementaire.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - La tutelle administrative de la sécurité sociale »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 24 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 137