Le deuxième facteur sociologique de la crise de l’État-providence repéré par Pierre Rosanvallon est lié à une crise de la solidarité.
La crise de la solidarité est liée d’une part à la corporatisation de la société et de l’autre à la monopolisation du mécanisme de solidarité par l’État.
Tout d’abord, dans une société de plus en plus fragmentée, les revendications des individus et des groupes pour limiter leurs contributions financières (impôts, cotisations) sont totalement disjointes du sens social de leurs effets. Ce qui intéresse avant tout les individus, c’est de limiter leurs charges sans se soucier de l’impact que leurs exigences peuvent avoir au niveau global.
Cette individualisation de la société est produite et maintenue pour une large part par le développement de l’État-providence. Dans sa première forme, que Pierre Rosanvallon appelle État-Protecteur, l’État avait un rôle d’assistance limité, car la société se caractérisait par des formes de solidarité et de sociabilité traditionnelles qui assuraient automatiquement les fonctions providentielles. Entre l’État et la société existait donc un corps social intermédiaire. En se développant, l’État-providence concurrence la solidarité sociale qu’il finit par écraser afin de se situer comme seul acteur offreur de providence.
Pour exercer ce rôle, l’État aura besoin de ressources. Pour cela, il développera un réseau de surveillance et d’intervention économique pour arriver à identifier les richesses et réaliser ses prélèvements. En ce sens, l’État lie l’économique au social : plus il y a de richesses dans la société, plus il y a de recettes consacrées aux besoins sociaux. Mais, simultanément, en liant l’économique au social, l’État désencastre les mécanismes de solidarité sociale hors du tissu social : il s’en charge seul.
Le résultat de cette évolution est la forte individualisation de la société qui perd son autonomie. Cela fait que l’État devient le principal recours des citoyens. Mais si cette relation État / citoyen marche plus ou moins bien en période de croissance, en période de récession elle alimente la crise de l’État-providence qui s’avère incapable de répondre aux besoins sociaux. Ainsi, un cercle vicieux semble se produire : la crise de la solidarité provient de la décomposition du tissu social engendrée par le développement de l’État-providence : selon les termes de Rosanvallon, il n’y a plus assez de « social » entre l’État et les individus
. Or, parallèlement, l’individualisation de la société renforce le besoin de prestations publiques, ce qui fragilise la légitimité de l’État-providence qui n’arrive plus a remplir son rôle.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Les limites de la solidarité »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 12 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 146