Le dernier facteur sociologique de la crise de l’État-providence est lié à l’épuisement du modèle de régulation keynésien.
Selon Pierre Rosanvallon, le modèle keynésien d’interventionnisme étatique est mis en place dans les années 1930 comme un mécanisme « anti-crise » face à la crise économique de l’époque. Or, de même que, dans les années 1930, le modèle libéral classique semblait dépassé et inopérationnel, c’est actuellement le modèle keynésien qui semble révolu.
D’après le modèle keynésien, l’État est censé jouer un double rôle : garantir la croissance économique et satisfaire l’exigence d’une plus grande équité sociale. Il s’agit d’un État économiquement et sociologiquement actif. À travers des interventions directes comme les dépenses publiques, ou indirectes comme les politiques budgétaires, l’État keynésien doit faire en sorte de stimuler ces deux fonctions qui semblent intimement liées et compatibles.
Cette modélisation de l’État interventionniste de Keynes est très proche de ce qu’on entend par « État-providence ». Rappelons la définition donné par Jacques Chevallier :
L’état-providence consiste en une intervention (réelle et symbolique) de l’état qui vise à assurer le développement économique et la protection sociale.
En ce sens, comme le soutient Pierre Rosanvallon, Keynes donne à l’État-providence, à travers sa théorie, sa forme moderne.
Or, la crise économique actuelle produit une rupture entre la fonction économique et sociale de cet État-providence, rendant le modèle keynésien caduc. Les instruments classiques de la politique keynésienne qui visent essentiellement à soutenir l’investissement et la consommation pour garantir la croissance et les recettes publiques ne suffisent plus. Cela s’explique, selon Rosanvallon, par l’ouverture des économies (mondialisation) qui devient la variable clef de la gestion économique, et qui remplace le rôle que jouait jusque-là l’État-nation. Dans un contexte de mondialisation, l’efficacité économique s’obtient non pas par la régulation vigilante de l’État-providence, mais par la compétition du marché. Et cette compétition est incompatible avec l’objectif du progrès social et de la réduction des inégalités.
Dès lors, l’économique et le social redeviennent contradictoires entraînant la crise des États-providence.
La crise de l’État-providence actuel est visible, poursuit Rosanvallon, par le retour des scénarios libéraux : la crise tend à produire du libéralisme. Nous retrouvons la thèse soutenue par Bruno Jobert et al. 1, ainsi que la thèse de B. Palier dans son article sur la politique de protection sociale en France, que nous avons partiellement contesté.
EP : Est-ce que le libéralisme constitue le nouveau médicament pour sortir de la la crise ?
Rosanvallon soutient que, entre un interventionnisme direct et un libéralisme absolu, il y a une voie intermédiaire qu’il qualifie de modèle post-social-démocrate.
EP : En quoi consiste ce modèle ?
D’après l’auteur, il s’agit d’une nouvelle forme d’État-providence moins rigide et plus sociétal qui s’inscrit dans la continuité de l’État-providence keynésien des années 1950-1960 et l’État-providence autogestionnaire qui émerge durant les années 1970 :
- 1950-1960 - le modèle d’État keynésien classique, intervenant actif en matière économique et sociale.
- 1970 - la première mise en cause de cet État-providence, en France, après 1968, par l’apparition de nouveaux mouvements sociaux (écologistes, femmes, consommateurs, etc.) qui essaient d’imposer un mode de régulation autogestionnaire.
- 1980 - la crise persistante et l’émergence de premières tendances au libéralisme que Rosanvallon qualifie de pseudo-libéralisme.EP : Pourquoi ? Parce qu’il constate que ceux qui disposent de ressources et de moyens d’intervention auprès de l’État ne cherchent pas à abolir complètement l’interventionnisme public. Ils cherchent, en revanche, à le corporatiser afin de l’utiliser à leur propre micro-profit (ex. : la Russie dont le mécanisme interventionniste encore puissant privilégie une caste au détriment de l’ensemble).
- 1990 - comme alternative à cette tendance à la corporatisation de l’État-providence, il y aurait la construction d’un État-providence intro-social ou une post-sociale-démocratie qui consisterait à échanger la possibilité d’une plus grande flexibilité économique et d’une certaine débureaucratisation de l’État (libéralisme) contre la reconnaissance d’une autonomie accrue des personnes et des groupes, autonomie qui serait garantie par la présence d’acteurs collectifs intermédiaires comme les syndicats ou les associations de citoyens 2.
Belle perspective qui consiste à limiter l’étatisme et sa rigidité et à les remplacer, non pas par le marché mais par le renforcement de la société civile. Or, me semble-il, la dynamisation de la société civile ne peut pas se réaliser par commande. La société doit se mobiliser d’elle même pour rompre avec sa longue tradition individualiste, ce qui ne paraît pas encore acquis aujourd’hui.
CRITIQUE : La tendance à la déréglementation et au retrait de l’État semble pour l’instant laisser la place au marché plutôt qu’à la mobilisation sociale.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - La fin du modèle keynésien »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 18 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 147