Comme le résume parfaitement François-Xavier Merrien au sens nouvellement hégémonique du terme, la notion repose sur trois fondements ou postulats théoriques :
Le premier est l’existence d’une crise gouvernabilité ; le second est que cette crise reflète l’épuisement des formes traditionnelles d’action publique ; le troisième postulat est l’émergence d’une tendance, d’un trend politique convergent dans tous les pays développés, faisant émerger une nouvelle forme de gouvernance mieux adaptée au contexte.
Cette théorie est devenue un lieu commun de la haute fonction publique internationale, européenne et nationale, des experts et des think tank qui gravitent autour d’elle. Mais pour en trouver la formulation la plus précise, il faut se tourner vers des travaux universitaires qui ont étayé le concept de gouvernance.
En sociologie du droit, les travaux les plus explicites sont inspirés par l’œuvre de Niklas Luhmann dont les thèses ont été développées et actualisées par Gunther Teubner, Helmut Willke, Dieter Freibughaus, Rüdiger Voigt, Jacques Lenoble... Ces approches théoriques et macrosociologiques rencontrent les travaux plus concrets de la sociologie des organisations administratives telle qu’elle fut développée en Allemagne par Renate Mayntz, Bernardt Marin, Eberhard Bohne, Fritz Scharpf, Arthur Benz et en France par Michel Crozier, Erhard Friedberg, François Dupuy et Jean-Claude Thoenig, Patrice Duran et bien d’autres.
Le dialogue entre ces deux spécialités (sociologie du droit / sociologie des organisations) est plus explicite dans les textes allemands où les renvois réciproques sont fréquents. Cela se vérifie moins dans les textes français mais l’on peut observer de nombreuses convergences de vues entre les travaux de Michel Crozier et ceux de Gérard Timsit qui rejoignent d’ailleurs, sur de nombreux points, les auteurs allemands précités. Une synthèse de l’ensemble de ces sources françaises et allemandes peut être trouvée dans l’ouvrage de Yannis Papadopoulos, Complexité sociale et politiques publiques 2.
Enfin, il faut préciser que tous ces auteurs ne revendiquent pas l’appartenance à un courant ou à une école de pensée. Mais on peut fait apparaître un certain nombre de points d’accord, de convergences ponctuelles qui apparaissent lorsque l’on relie les textes à la lumière d’une question : que nous apprennent-ils sur l’évolution historique de la manière de gouverner depuis deux siècles mais surtout dans les dernières décennies ?
Dans ce corpus bibliographique, la réponse à cette question évoque essentiellement les instruments d’action publique. Différents instruments sont parfois évoqués — la contrainte physique, l’argent, le droit, etc. — mais les réflexions portent surtout sur l’un d’eux : la règle de droit générale et impersonnelle qui n’est d’ailleurs jamais considérée comme une fin en soi mais toujours comme un moyen. Selon les spécialités des chercheurs, ce type de règle apparaît sous sa forme juridique (droit administratif), organisationnelle (bureaucratie publique) ou stratégique (politiques réglementaires). Ce polymorphisme de la règle de droit apparaît aussi dans une perspective historique : elle change au cours du temps et ce sont précisément ces changements qui permettent aux auteurs de modéliser l’évolution historique de l’État et de la gouvernance.
Une modélisation de l’évolution historique. Cette modélisation est présentée dans cette bibliographie sous deux versions : une version qui distingue trois périodes (A, B, C) et une version en deux périodes (A + B et C).
- [A] - La première période est celle de l’État-gendarme (ou État libéral) caractérisé par un droit formel (ou droit répressif).
- [B] - La deuxième période est celle de l’État-providence (ou État social) caractérisé par un droit substantiel ou matériel.
- [C] - La troisième période est celle de l’État partenaire (État moderne ou État réflexif) caractérisé par un droit réflexif (responsif,régulatoire,procédural...).
L’argument est bien résumé par Jacques Lenoble qui considère ainsi qu’aux paradigme du droit formel, caractéristique du premier État libéral, et du droit matériel, propre à l’État social, succède aujourd’hui le paradigme du droit procédural, lui-même lié à une déformalisation corrélative du droit et de l’État
et indique plus loin que les deux premières par-delà leurs différences importantes, (...) peuvent être qualifiées de deux espèces d’un même genre où domine une approche formaliste et calculante d’une régulation sociale par voie de commandement étatique 3
.
Une explication du mouvement historique. Dans cette histoire de la gouvernance, la dynamique de changement résulte de la complexification de la société au cours des dernières siècles. Cette philosophie de l’histoire est au cœur de la Sociologie du droit de Niklas Luhmann 4 qui distingue trois étapes dans l’évolution du « système social » (segmentation, stratification et différenciation fonctionnelle) entraînant autant de formes historiques du droit et de l’État. Helmut Willke actualise cette pensée en distinguant trois types de politiques publiques : « conditionnelles » (société simple / État-gendarme), « finalisées » (société complexe / État-providence) et « relationnelles » (société hyper-complexe / État réflexif) dont l’objet est d’augmenter la capacité de pilotage de la loi en incluant les destinataires des normes dans la recherche du consensus et dans le processus de prise de décision 5
. Gérard Timsit va dans le même sens en observant une dualisation du droit lié à la complexité croissante de la société : le « droit réglementation » ancien est de plus en plus dépassé tandis qu’émerge le « droit-régulation » qui par son adaptation au concret, son rapprochement des individus, son adéquation au contexte exact des sociétés qu’il prétend régir 6.
Dans tous les cas, le moteur de l’histoire est la complexification de la société.
Le mode de changement par crise. Quelle que soit la périodisation retenue par les auteurs, le passage d’une étape à la suivante prend la forme d’une crise de gouvernance. La première marque le passage de l’État-gendarme à l’État-providence sous l’impact de revendications sociales (ouvrières, syndicales, socialistes...). La seconde, c’est-à-dire la crise actuelle, serait symptomatique de l’ingouvernabilité croissante, par des moyens classiques, de sociétés de plus en plus complexes. Michel Crozier a beaucoup écrit sur ce thème et d’autres après lui. Les spécialistes de la mise en œuvre des politiques publiques, comme Renate Mayntz, ont renforcé ce sentiment diffus de perte de maîtrise et d’inefficacité de l’action publique, faisant apparaître l’intérêt d’interventions partenariales prenant acte des difficultés reconnues de la gouvernance contemporaine. En termes savants
, indique ainsi Patrick Le Galès, le développement du partenariat public-privé peut être interprété comme un indicateur des problèmes de gouvernance, voire de “gouvernance polycentrique” en Europe 7.
Les indices annonciateurs d’une ère nouvelle. En effet, la crise est porteuse de transformations qui apparaissent en filigrane dans les mutations les plus récentes de l’action publique : le développement des activités de gouvernement conventionnelles. Michel Crozier, dès 1970, affirmait que toute l’évolution de la pratique des organisations au cours des cent dernières années a consisté à passer du règne de la morale au règne de la négociation 8.
Les nouveaux instruments de gouvernement faisant appel à la négociation constituent pour Jean De Munck et Jacques Lenoble les traces d’une émergence sans précédent dans notre histoire démocratique 9
et, pour Patrice Duran, une des caractéristiques majeures de l’évolution des modes de gouvernement de nos sociétés modernes 10.
Dans cette perspective, toute forme d’activité publique conventionnelle peut être interprétée comme l’un des multiples signes annonciateurs de l’avènement du gouvernement partenarial.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Une théorie de l’histoire de l’art de gouverner »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 24 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 149