Notre problématique de départ correspond à celle de la plupart des chercheurs travaillant sur ce domaine aujourd’hui (2016) ; elle peut s’énoncer par une question très simple exprimant le degré d’incertitude collective à cet égard : Que sont les humanités numériques ?, et, pour préciser cette problématique, comme questions connexes : "Peut-on repérer une ou des définitions tendancielles de cette expression ?" et "Quelles sont les composantes du domaine évoqué par cette ou ces définition(s) ?". J’ai cherché des réponses dans les articles scientifiques spécialisés sur le domaine et plus spécifique sur cette question. Une recherche bibliographique systématique, réalisée durant l’été 2015 puis actualisée ultérieurement, permet d’apporter des éléments de réponse... en provenance de celles et ceux, parmi les auteurs, qui acceptent d’utiliser et de commenter ce label naissant. Mais elle montre surtout que beaucoup de chercheurs travaillent sur ce domaine, tel que définit par les précédents, sans utiliser le label lui-même. Le label des "humanités numériques" apparaît déjà comme un objet de dissensus au sein de la communauté scientifique la plus concernée entre celles et ceux qui l’utilisent et les autres qui ne l’utilisent pas mais font des recherches sur le domaine.
Humanités numériques francophones : diversité thématique
Par requêtes systématiques dans les principales bases de données francophones du domaine des humanités au sens large des arts, lettres et sciences humaines (OpenEdition, Cairn, Persee, Erudit, Google-scholar, HAL, etc) sur les index « humanités numériques » ou « humanités digitales » (ou l’inverse, ou en anglais) ou "humanisme numérique" ou « humanités » plus des spécifications (contrôlées dans les textes), j’ai sélectionné un millier d’articles susceptibles de concerner de près ou de loin le domaine d’étude. Je l’ai pré-traité par "lecture rapide" des articles (résumé, table des matières, introduction, conclusion, sondages dans le texte... à raison d’environ dix minutes par articles) pour opérer un premier classement en "corpus" distincts selon leurs proximités à la question centrale et les segments thématiques auxquels ils pouvaient se rattacher. Il en résulte une sélection entre trois cercles concentriques, avec dans le plus central, 58 articles très spécifiés sur la question de la définition des humanités numériques, un second cercle plus large de 56 articles moins focalisés sur cette question mais susceptible d’y apporter des éléments intéressants de réponses et un second cercle beaucoup plus large de 922 articles répartis en segments thématiques qui ne traitent pas spécifiquement de la question mais se rapportent au domaine d’étude correspondant aux définitions naissantes des humanités numériques. Le corpus bibliographique en cours de constitution est présenté publiquement et fait l’objet de diffusions permettant de le compléter : http://www.costech.utc.fr/spip.php?article81
Présentation de la démarche de recherche bibliographique systématique réalisé durant l’été 2015, et actualisée ultérieurement sur certains segments, autour de la question : "Que sont les humanités numériques ?" - Corpus intégral en ligne : http://www.hnp.terra-hn-editions.org/TEDI/article423.html
Une lecture rapide de ce corpus durant le deuxième semestre 2015, montre qu’une myriade de contenus disciplinaires, théoriques, méthodologiques très divers prolifèrent dans les débats scientifiques avec souvent de fortes divergences de sens. En première approximation, les humanités numériques apparaissent comme une catégorie de communication savante mais aussi, de façon imbriquée, de communication gouvernementale. Le label « humanités numériques » semble avoir d’autant plus de succès tant dans les institutions politiques et administratives que dans les débats scientifiques que son contenu est imprécis.
Humanités numériques francophones : spécificités thématiques et linguistiques
La recherche réalisée par Eglantine Schmitt porte sur les centres d’intérêts des recherches indexées aux humanités numériques, leurs sujets de prédilection, les domaines socio-professionnels auxquelles elles se rapportent, les technologies numériques qu’elles étudient prioritairement 1. Cette recherche présente un double intérêt : elle fait apparaître, par comparaison entre deux bases de données (HAL pour le champ linguistique francophone et SCOPUS pour le champ linguistique anglophone), une nette différenciation de ces centres d’intérêt d’un champ linguistique à l’autre ; elle apporte aussi une contribution à la question des contenus caractéristiques des humanités numériques, au moins dans une certaine mesure. La méthode correspond assez bien aussi aux "humanités numériques", au sens restreint de la première définition valorisant l’utilisation d’outils numériques dans la recherche en sciences humaines : ici, la détection automatique de thématiques sollicite l’API de l’entreprise Proxem, éditrice de logiciels d’analyse sémantique, selon une méthode déjà présentée par François-Régis Chaumartin 2. La simplification du graphe de co-occurences des thématiques ainsi détectées est réalisée par l’algorithme "Apriori" conçu en 1994 par deux informaticiens d’IBM 3. Cette recherche apporte des indices précieux, mais ne fournit pas de preuves définitives pour deux raisons : 1) les bases de données utilisées sont elles-mêmes affectées de biais de composition quant à leur représentativité de l’ensemble du champ linguistique et scientifique concerné (la base HAL, notamment, est peu alimentée par les chercheurs en humanités qui semblent s’en méfier et se trouve alimentée par certains segments disciplinaires, notamment sciences informatiques et sciences de l’information, plus que par d’autres) ; 2) l’algorithme "Apriori" procède à des associations et corrélations complexes difficilement maîtrisables par les chercheurs, comme moi, incapables d’entrer, de lire et de comprendre les choix intellectuels qui président aux opérations de l’algorithme... et la sociologie des usages de la statistique, notamment les travaux d’Alain Desrosières, ne laissent guère espérer de "preuve" ou d’"objectivité" indiscutable par les statistiques. Malgré ces réserves méthodologiques, cette recherche apportent des indices qui esquissent une deuxième approximation quant à la définition des humanités numériques : elles apparaissent définies de façon spécifique dans le périmètre linguistique francophone, portées notamment par des acteurs institutionnels du secteur professionnel des bibliothèques, des archives, de la documentation, de l’information scientifique et technique, ce qui corrobore d’autres observations, sociologiques de la configuration des acteurs moteurs dans l’émergence récente de label.
- Figure 1. Réseau simplifié des thématiques des digital humanities anglophones (E.Schmitt, 2015)
- Figure 2. Réseau simplifié des thématiques des digital humanities francophones (E.Schmitt, 2015)
Présentation de la méthodologie utilisée par Églantine Schmitt pour produire les deux images de représentation visuelle des réseaux de thématiques interdépendantes caractéristiques des humanités numériques francophones et des humanités numériques anglophones/
La conclusion d’Eglantine Schmitt corrobore mes propres observations plus intuitives et relatives à d’autres sources de données : "Ces visualisations suggèrent donc que les publications francophones occupent donc un champ thématique et disciplinaire beaucoup plus restreint que leurs pendants anglophones. Contrairement à ce qu’ambitionne le manifeste francophone des humanités numériques, l’inclusion des sciences humaines et sociales et l’interdisciplinarité avec l’informatique ne sont pas perceptibles, si l’on en croit l’analyse présentée ici, dans les travaux effectivement publiés autour des digital humanities".
Jérôme VALLUY‚ « Introduction - Section - Définition(s) francophones des humanités numériques »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 3 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 2