Etudier la sectorisation du gouvernement politique nécessite au préalable de prendre connaissance des conditions intellectuelles dans lesquelles sont apparues les études de politiques publiques. Très fortement inspiré par des travaux nord-américains, notamment en science économique et en microsociologie, ce cadre d’analyse n’est évidemment pas neutre quand à ce qu’il donne à voir du système politique. Son succès actuel, très marqué dans le champ académique au point de s’imposer dans certains pays comme une discipline à part entière des sciences sociales, tient en partie au moins à ce positionnement intellectuel d’origine devenu à la mode et dont il convient de cerner les limites.
Secteur (selon Pierre Muller (1989) )
Le secteur apparaît comme une structuration verticale de rôles sociaux (en général professionnels) qui définit ses règles de fonctionnement, de sélection des élites, d’élaboration de normes et de valeurs spécifiques, de fixation de frontières, etc. La traduction sociologique de la notion de secteur, c’est bien entendu la corporation : chaque secteur construit une identité corporatiste propre qui donnera une unité et du sens à ce qui n’est au départ qu’une agrégation abstraite de rôles professionnels.
Le « bien entendu » de Pierre Muller, dans sa définition du secteur, ne va pas de soi : les chercheurs parlent souvent de secteurs pour désigner des domaines sans identité corporatiste. L’identité est plus clairement repérable par référence à des secteurs larges et institutionnalisés correspondant par exemple aux découpages ministériels, à des segments au sein de ces découpages ou encore à des catégories socio-professionnelles : le secteur de l’environnement, le secteur de la culture, le secteur de la défense, le secteur de l’éducation, le secteur de la police..., ou le secteur universitaire du secteur éducatif, le secteur industriel du secteur de l’environnement..., ou encore le secteur des instituteurs, celui des notaires, des médecins, des ingénieurs, etc. Dans une version plus récente de son texte (2013), Pierre Muller a modifié cette définition.
Secteur (selon Pierre Muller(2013) )
Chaque politique publique se constitue comme un secteur d’intervention correspondant à un découpage spécifique de la société pour en faire un objet d’action publique. Parfois, le secteur préexiste à la politique. Il apparaît alors comme une structuration verticale de rôles sociaux (en général professionnels) qui définit ses règles de fonctionnement, de sélection des élites, d’élaboration de normes et de valeurs spécifiques, de fixation de ses frontières, etc. Parfois, c’est plutôt la politique qui constitue un problème en secteur d’intervention. C’est le cas des politiques sociales..
Mais les recherches de Bruno Jobert et de Pierre Muller (L’État en action. Politiques publiques et corporatismes 1989 3), inspirées par la théorie néo-corporatiste et par la théorie gramscienne de l’idéologie, ont fait apparaître la construction de « référentiels », véritables idéologies ou cultures, spécifiques à chaque secteur : à la fois vision du monde tendancielle et orientation politique stabilisée, issus de consensus formés dans des communications traversant les strates de la structure de pouvoir à trois niveaux, entre une élite globale et l’ensemble des acteurs sociaux, professionnels notamment. Cette communication repose sur un rôle primordial qui est celui des « médiateurs », véritables dirigeants sectoriels de l’action publique en position de capter les flux d’informations pertinentes et d’identifier très vite les compromis et consensus se formant à travers les trois niveaux de la structure, et surtout les deux supérieurs.
La genèse de l’État et la naissance des politiques publiques d’après Pierre Muller
Entre le xvie et le xixe siècle, les sociétés occidentales ont connu un ensemble de bouleversements qui ont donné naissance à une forme nouvelle : l’État. C’est à partir de la moitié du xixe siècle que ces transformations conduisent à la naissance de ce que l’on appellera les politiques publiques que l’on peut définir comme le mode de gouvernement des sociétés complexes. (...)
Si l’on repart de l’analyse durkheimienne, on peut concevoir les sociétés traditionnelles, celles du Moyen Âge européen, comme des sociétés essentiellement territoriales (même si la division du travail commençait à y apparaître), c’est-à-dire des territoires plus ou moins bien assemblés de « segments » relativement disjoints par les communications, les langues, les cultures... Les régulations publiques se construisent essentiellement au niveau du terroir, de la localité (rôle des villes, des baronnies diverses et potentats administratifs locaux...) et l’identité des individus et des groupes est également référée au territoire (on est d’ici ou de là). Le problème central du gouvernement central était de les faire tenir ensemble dans une unité nationale encore précaire menacée par des forces centrifuges, des rivalités internes et des alliances externes : c’était un problème de rapport centre/périphérie. Le processus que décrit Durkheim correspond à la formation, au cours du XIXe siècle d’un État-providence aux capacités et aux subdivisions croissantes, passant, en un siècle, de finalités encore très liées à l’unité nationale à des finalités beaucoup plus diversifiées qui s’attestent dans la diversification de ses secteurs d’action publique. Et, dans le même temps, le processus de déterritorialisation des rapports sociaux s’accentue : éclatement de la famille comme principal lieu d’activité économique au profit de l’entreprise ; multiplication des spécialisations professionnelles ; et formation de groupes professionnels (écoles, filières, disciplines, syndicats, associations...) qui tendent à se substituer au territoire dans la production des identités individuelles et collectives. Comme l’observe Muller, d’une certaine façon, chaque secteur va jouer au territoire en se posant comme principe de structuration des rapports sociaux
et le nouveau problème du gouvernement sera de faire tenir ensemble ces secteurs dans des orientations, des régulations culturelles et des identités globales, c’est-à-dire, à la fin du XIXe siècle notamment, comme aujourd’hui, dans des identités nationales. On peut dire que l’on passe d’une prévalence de la dialectique centre/périphérie à une domination de la logique global/sectoriel
résume Muller : c’est un problème de rapport global/sectoriel selon sa formule heureuse. Et dans ce passage, de la problématique du rapport centre/périphérie à la problématique contemporaine du rapport global/sectoriel, la construction des identités nationales s’exacerbent en nationalismes, notamment à la fin du XIXe siècle, ce qui est peut-être un révélateur intéressant à considérer du phénomène de déterritorialisation, surtout, aujourd’hui, si l’on retient celui-ci comme une dimension importante du tournant numérique de la société.
Jérôme VALLUY‚ « Introduction - Chapitre - Sociologie sectorielle de l’action publique : apports et limites »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 15 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 390