Par comparaison, le corpus des 71 livres (au 13.03.2016) choisis et indexés par la revue " Lectures " dans sa rubrique "Humanités numériques" couvre un plus large champ de recherches en "humanités" au sens moderne incluant pleinement les sciences humaines et sociales. La revue " Lectures " est dirigé par Pierre Mercklé, Maître de conférences en sociologie à l’ENS de Lyon et membre de l’équipe DCSP (Dispositions, Cultures, Socialisation, Pouvoir) du Centre Max Weber. Il est le fondateur de " Liens-socio " et de la revue " Lectures ". Il est également le rédacteur en chef de la version électronique de la revue " Sociologie " et membre du Conseil scientifique du CLEO.
Les 71 livres placés dans cette catégorie intitulée "Discipline - Humanités numériques" ont majoritairement moins de cinq ans (au 15.03.2016). La sélection à ceci d’intéressant qu’elle reflète une définition implicite des humanités numériques assez éloignée de celle, plus techniciste, qui émergeait il y a cinq ans dans l’espace francophone. Elles portent sur les mutations (sociales, économiques, culturelles, esthétiques, juridiques...), liées au numérique, de la société depuis quinze ans environ ("tournant numérique"). Au regard des auteurs, de leurs identités disciplinaires, le corpus est diversifié, pluridisciplinaire, avec une prédominance des sciences de l’information et de la communication (SIC). Au regard des présentations-éditeur et/ou des compte-rendus de lecture, peu revendiquent le label "humanités numériques" comme désignation de leurs champs respectifs de recherche, comme si les humanités numériques étaient une prose pratiquée à la façon de Mr Jourdain. Au regard des paradigmes ou points de vue théoriques présents, le corpus fait une large place aux regards critiques de la technique, de ses effets sociaux ou des représentations sociales qui s’y rapportent.
Autant la première définition, restreinte, des humanités numériques oriente plutôt vers la recherche de réponses à la question [que peut-on faire avec le numérique (i.e : les outils numériques) dans les humanités ?] autant que la seconde, beacoup plus large, thématiquement et disciplinairement, qui transparaît dans ce corpus, amène à travailler à partir d’une autre question : [que nous apprennent les humanités sur le numérique (i.e : le tournant numérique de la société ) ?]. La seconde peut inclure la première mais non l’inverse.
On parlera d’humanités numériques "plurielles" pour évoquer la diversité des questions relatives à la dimension "numérique" du domaine d’étude caractéristique de la seconde définition, avec au premier plan de l’agenda scientifique les recherches sur les évolutions voire transformations des relations humaines, sociales, économiques et culturelles sous l’effet du développement (dans les sociétés et milieux aisés, aux taux d’équipement élevés) des usages de technologies numériques issues des avancées conceptuelles et techniques des sciences et ingénieries de l’informatique et des sciences de la matière : que nous apprennent les humanités modernes sur le numérique (i.e : le tournant numérique de la société ) ?. Dans le prolongement des efforts séculaires de réflexivité épistémologiques et méthodologiques des sciences humaines et sociales sur les conditions et modalités de production des connaissances relatives à l’humain et ses sociétés, cette seconde définition, plus large, inclut naturellement la première en ce qui concerne l’étude des transformations numériques dans les méthodes, instruments et techniques de la recherche, les conditions sociotechniques de productions et traitement de données, les processus de diffusion des connaissances, notamment par enseignement, publications, interactions numériques et les métiers autant que le travail , à l’ère numérique, dans l’éducation, la recherche et la culture : que peut-on faire avec le numérique (i.e : les outils numériques) dans les humanités ?. Cette structure d’agenda, qui (re)hiérarchise les deux perspectives d’interrogation, permet en outre de s’affranchir des focales médiatiques d’émerveillement répété, voire de rêve futuriste, sur chaque émergence technologique autant qu’à toute réduction du champ d’étude aux seules questions d’instrumentation technique des productions de connaissances sur l’humain et la société.
On peut se demander ce qui amène les chercheurs voire, tendanciellement, les disciplines à préférer l’une ou l’autre définition ?
Hypothèse : l’inclination de chaque discipline ou chercheur à préférer l’une ou l’autre définition pourrait dépendre notamment de son agenda scientifique. Si les objets d’étude jugés prioritaires ne concernent pas spécifiquement les mutations récentes de la société, l’intérêt pour les HN concernera surtout les nouvelles méthodologies liées aux outils d’accès aux données et de leur traitement automatique, aux dispositifs d’archivage et d’éditorialisation (1re définition). Si l’agenda de recherche est centré sur l’observation de la société actuelle et de ses changements récents, l’intérêt pour les HN concernera un plus grand nombre d’aspects du "tournant numérique" dans la société globale (2e définition).
Ce décalage permet de comprendre certains écarts de point de vue entre d’un côté de nombreux (mais pas tous) historiens, littéraires, linguistes ainsi que bibliothécaires et ingénieurs en information scientifique et technique (IST)... plus réceptifs à la première définition et, de l’autre côté, de nombreuses recherches en philosophie, économie, sociologie, sc. politiques et juridiques... évoquant la seconde.
Ce décalage correspond aussi à un clivage implicite entre les "humanités" au sens classique et les "humanités" au sens moderne. Les "humanités modernes" formées à la fin de 20e siècle principalement (en nombre d’auteurs, d’ouvrages, d’étudiants...) par des sciences humaines et sociales qui se sont construites intellectuellement, dans un souci de rationalisation des savoirs, mais parfois jusqu’à l’excès, contre les "humanités classiques" des langues anciennes, lettres, arts, philologie voire philosophies et de leurs histoires qui dominaient le champ académique au 19e siècle. Si l’opposition a eu ses raisons dans le passé, la raison ne saurait se réduire à elle, ni ignorer les phénomènes d’apprentissage réciproque au cours du 20e siècle pas plus que le rôle éclairant et formateur, pour l’ensemble des populations, des deux sous domaines. L’invention de la « science » comme croyance légitime depuis la révolution industrielle s’est accompagnée aussi d’excès : ceux de scientismes aveuglants et ceux de mimétismes naïfs vis-à-vis des sciences de la matière, jusqu’à certaines dévalorisations absurdes du caractère interprétatif des domaines de connaissance de l’humain, de ses sociétés et cultures. La notion « humanités » est à entendre ici en un sens progressiste de respect réciproque des deux sous-domaines, de leurs spécificités respectives, et aussi de recherche des synergies nécessaires aujourd’hui à la compréhension du tournant numérique qui modifie de très nombreux aspects de la vie sociale. Ainsi définies, les humanités englobent donc l’ensemble des disciplines en arts, lettres, langues, sciences humaines et sociales. Mais ce respect réciproque, normatif, ne saurait faire ignorer les réalités sociologiques qui séparent souvent ces deux sous-domaines, notamment en ce qui concerne la définition des humanités numériques.
Sur ce décalage entre les deux définitions des humanités numériques, les sciences de l’information et de la communication (SIC) sont partagées : d’un côté les formations pour les métiers de la bibliothèque et de "l’information scientifique et technique" (IST) sont, pour une large part, assurées par des spécialistes de SIC et penchent vers la première définition ; de l’autre côté, une très large part des recherches en SHS - toutes approches disciplinaires inclues - sur le tournant numérique sont réalisés en SIC dont la diversité pluridisciplinaire contribue à propulser massivement la seconde définition.
Dans son compte-rendu du livre dirigé par Bernard Stiegler (cf. : https://methodos.revues.org/4183), Alberto Romere souligne un enjeu central de l’ouvrage :
"Avec le développement des humanités numériques, ou des digital studies, comme on propose de les appeler ici, cette alternative n’a pas disparu. En dépit de l’expression qui combine les deux termes, derrière les digital humanities se cache souvent un conflit entre ceux qui croient qu’en ce domaine il faut traiter surtout les effets du numérique sur l’homme et la société, et ceux qui préfèrent s’occuper des méthodes et des dispositifs que le numérique met à la disposition des sciences humaines et sociales. L’intuition majeure de ce livre consiste alors à combiner de manière harmonieuse les deux approches."
Sur le plan intellectuel, scientifique, philosophique ou esthétique, ce label des "humanités numériques" demeure ainsi largement indéfini en ce qui concerne ses contenus et limites, comme domaine de recherche et d’enseignement, autant que peu structuré dans ses orientations théoriques ou philosophiques. Hormis pour quelques auteurs, à l’origine de la première définition émergeante (relativement techniciste) qui en donnent une définition précise mais peu consensuelle, le label des "humanités numériques" désigne une nébuleuse encore floue et fluctuante d’objets d’études et de débats relatifs au numérique, à ses effets dans la société et dans les professions spécialisées dans l’observation et la formation de cette société, ainsi que dans le techniques et instruments utilisés pour cette observation.
Cependant, malgré (ou à cause de) cette relative in-définition, les "humanités numériques" forment le premier label ou intitulé assez largement utilisé pour fédérer et dynamiser les efforts de prise de conscience et d’adaptation. Il exprime surtout l’urgence pour les arts, lettres et sciences humaines et sociales de réfléchir à leur agenda intellectuel et scientifique, à leurs méthodes de travail et à leur place – leur crédibilité et leur audience notamment - dans une société du 21e siècle en cours de transformation rapide sous l’effet de la généralisation des usages sociaux de technologies numériques.
Le mot "numérique" tend ainsi à désigner tout ce qui se rapporte à ce phénomène historique, depuis une ou deux décennies, de généralisation des usages ordinaires ne nécessitant pas de compétence "informatique" (ce qui signale l’écart croissant entre deux domaines). En dehors de disciplines spécialisées, notamment les sciences de l’information et de la communication (SIC) et les sciences et ingénieries de l’informatique (de plus en plus souvent labellisées « Sciences et technologies de l’information et de la communication » STIC), particulièrement concernées, actives et productives sur le domaine, avec ou sans l’usage du label « humanités numériques » (mais qui en débattent davantage), dans toutes les autres il est le seul, aujourd’hui, permettant de désigner la fraction marginale d’objets d’étude, de travaux, d’auteurs, de débats se rapportant aux dimensions numériques de chacune des disciplines et de leurs domaines d’étude et d’enseignement respectifs.
La seconde définition, pluraliste, des humanités numériques évoque en outre les différenciations entre secteurs socio-professionnels et aussi secteurs de connaissances (disciplines et domaines d’étude) quant aux effets du tournant numérique sur les relations et activités humaines, notamment (mais pas seulement) dans l’éducation, la recherche et la culture. Les premières études en humanités numériques se sont focalisées, souvent jusqu’à l’excès, sur des évolutions transversales aux secteurs, par aspiration à une compréhension aussi globale qu’immédiate du monde numérique dans son ensemble. Mais l’étude collective des différenciations sectorielles dans ces évolutions numériques, voire d’une nouvelle division sociale du travail, même si elle passe par des efforts plus modestes et plus longs à produire une interprétation globale du monde, paraît aujourd’hui plus urgente tant elle fait apparaître déjà les prémices de vastes pans de connaissances à produire sur chacun des mondes sociaux du numérique et aussi sur leurs murs de verre quand prospèrent les croyances en une universalité des communications par Internet : le numérique des musées diffère de celui de la musique, le numérique de l’agro-alimentaire diffère de celui des administrations ou de l’histoire, le numérique littéraire n’est pas le même que celui des juristes ou des informaticiens, le numérique de la géographie ne correspond pas à celui des langues ou de l’architecture, de même que le numérique des humanités est souvent très différent de celui des sciences de la technique et de la matière... Explorer les tendances de différenciations sectorielles, comparer les secteurs, analyses les reconfigurations multisectorielles, présente autant d’intérêt pour la connaissance, même si cela est moins valorisé médiatiquement, que le repérage des tendances transversales destinées à caractériser d’emblée cette dimension numérique nouvelle de la société globale. On peut même espérer qu’une meilleure connaissance des secteurs informera une interprétation plus fiable de la société globale.
Le pluralisme récent de définition des humanités numériques concerne aussi les études et réflexions sur les différenciations culturelles et linguistiques des mondes sociaux numérisés qui dessinent peut-être une nouvelle cartographie mondiale dépendant moins des nations ou pays que des champs linguistiques de communication par l’Internet et de diffusion des usages de technologies numériques. Il évoque également l’importance vitale du pluralisme axiologique, théorique ou paradigmatique, et de la confrontation des points de vue, donc de la controverse comme processus normal de progrès dans le champ des humanités... et aussi de l’esprit critique comme orientation nécessaire à toute recherche de perfectionnement, y compris vis-à-vis de la technique et de la technologie. Le pluralisme des valeurs qui traversent depuis toujours les humanités classiques et modernes est multiple : éthique, esthétique, philosophique ou politique.
Avec la notion d’ "humanisme numérique" de Milad Douehi, il s’inscrit explicitement dans une tradition humaniste issue de la philosophie des Lumières jusqu’au libéralisme politique des révolutions du 18e siècle pouvant, au-delà de cet auteur, intégrer des développements plus égalitaristes au 19e siècle tendant à l’émancipation des classes et peuples dominés, jusqu’aux première tentatives de reformuler une déclaration des droits humains fondamentaux à l’ère numérique, ainsi que les recherches, au 20e siècle, sur les rapports culturels à l’altérité, les problématiques dites de race, de classe, de genre, d’âge et autres conditions ou "identités" sociales (réelles, perçues ou imputées), ainsi que sur les sujets se situant à l’intersection de ces problématiques, les formes de rejet et de domination symbolique et politique ainsi que les inégalités et les politiques de mise à l’écart qui en résultent. Dans cette perspective pluraliste une préoccupation se fait jour pour les sujets et pensées minoritaires autant que d’une « bibliodiversité » vitale pour les cultures démocratiques.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Vers une troisième définition (2013/2017...) : élargie, pluraliste et multidisciplinaire ? »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 30 avril 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 435