De très nombreuses situations sociales constituent des problèmes pour telles ou telles personnes, pour telle catégorie sociale, pour des groupes sociaux ou encore, plus largement, pour des classes sociales. Pourtant, une petite partie seulement de ces problèmes — peut-être très petite — vont devenir des « problèmes publics » au sens où ils seront considérés comme un enjeu significatif de réflexion, de travail d’analyse, de consultation, voire de préparation de mesures (juridiques, financières, communicationnelles...) pensées ou présentées comme des modes de traitement de problème par une au moins des innombrables autorités publiques caractéristiques de l’État démocratique. Partir de ce constat, c’est déjà raisonner implicitement sur une distinction conceptuelle de la société civile et de l’État : schématiquement, les « problèmes sociaux » sont issus de la société civile et les « problèmes publics » caractérisent l’intervention de l’État quand l’une de ses composantes le veut, le peut ou y est contrainte. Cette distinction est schématique : les « problèmes sociaux », pour beaucoup de sociologues — américains notamment — se caractérisent par leur inscription dans un espace public (qui n’est pas pensé comme celui d’Habermas : espace public de délibération focalisé sur l’État) opposé à l’espace privé (intimement lié à la personne, voire étendu à la famille). Mais la distinction des problèmes sociaux et des problèmes publics permet d’ouvrir un vaste champ de recherche sur les conditions de passage d’un problème social au statut de problème public.
Ces recherches montrent que les problèmes publics, ceux qui se présentent un jour à tous — ou à beaucoup — comme une sorte d’évidence objective, presque matérielle, sont toujours en amont — parfois depuis longtemps mais sans succès ou de façon peu visible — le résultat de luttes de pouvoir, de mobilisations et de communications portant sur la définition du problème et la reconnaissance de son importance pour telle ou telle collectivité. Des recherches récentes montrent que l’un des enjeux majeurs de ce processus de construction sociale d’un problème public est celui des deux dimensions essentielles de la définition du problème dans lesquelles se livre la compétition des intérêts sociaux et étatiques : la définition « par les causes » (du problème) et la définition « par les conséquences » (du problème), chacune générant des effets différents dans la reconfiguration perpétuelle du système d’acteurs. Enfin, une troisième dimension, déjà présente dans les deux précédentes, concerne la reconnaissance, par d’autres, de l’importance du problème pour une collectivité publique de référence (la nation, les mass-médias, la région, les instances gouvernementales, l’opinion publique, tel ou tel secteur d’action publique, etc.), ce que l’on nomme, aussi bien en science politique qu’en sciences de l’information et de la communication, la mise sur agenda du problème en renvoyant ainsi à l’ordre des priorités, à une échelle de gradation objective de l’importance de multiples problèmes dans les esprits d’un ensemble vaste de personnes, voire d’une population.
1- La distinction des « problèmes sociaux » et des « problèmes publics »
La sociologie des problèmes sociaux oscille aujourd’hui entre trois catégories : les problèmes individuels ou privés, les problèmes sociaux et les problèmes publics. Ces trois catégories apparaissent comme un continuum faisant le lien entre la société civile et l’État dans son action publique :
- De l’objectivisme (scientiste ou de sens commun) à l’analyse constructiviste des problèmes sociaux (Howard S. Becker) — L’un des grands ouvrages de référence dans ce domaine est celui d’Howard S. Becker, Social problems : A Modern Approach 1), qui examine le passage du problème individuel au problème social, quand un ou des individus font appel à des tiers pour faire entendre ou pour résoudre le problème qui passe ainsi de la sphère privée (intime) à la sphère publique (au sens d’un environnement social qui n’inclut pas nécessairement d’autorités publiques). Becker rompt ainsi avec la vision objectiviste de reconnaissance des problèmes sociaux en tant qu’ils seraient connus et reconnus notamment par la mesure, statistiques par exemple, ou par la mesure du nombre de personnes affectées par le problème ou mobilisées à son sujet, dimension qui donnerait l’étalon de l’importance sociale d’un problème. Il élabore une méthode d’analyse constructiviste consistant à rechercher les informations utiles pour comprendre le souvent long processus social de protestation, stigmatisation, dénonciation, rationalisation, catégorisation, amplification, transmission... qui aboutit un jour au constat relativement largement partagé qu’une situation, qui antérieurement ne constituait pas un problème, en est devenue un. Quelques années plus tard, dans un autre ouvrage, Outsiders : studies in the sociology of deviance 2, Becker étudie implicitement le passage d’un problème social à un problème public : la consommation de marijuana, considérée comme un problème d’un point de vue religieux protestant et stigmatisé comme tel pendant longtemps par des organisations affiliées à ce point de vue, devient un problème public lorsque des dirigeants du Bureau Fédéral des Narcotiques, souhaitant étendre leur champ d’intervention et leurs moyens d’action y afférant, s’emparent du problème en relation avec les organisations protestantes qui lui apportent expertise et milieu de soutien et construisent le problème sous une dimension identitaire associée à la stigmatisation des noirs et des hispaniques. Mais la distinction entre problèmes sociaux et problèmes publics n’est pas encore conceptualisée. Beaucoup d’auteurs, encore aujourd’hui, ne font pas la différence, ce qui peut parfois s’expliquer par des définitions implicites de ce qui relève de l’espace privé et de l’espace public, ce dernier étant pour certains chercheurs en sociologie très différent (des interactions de voisinage dans une zone pavillonnaire ou dans un quartier forment un espace public distinct de l’espace privé) de ce qu’entendent par là les chercheurs en science politique ou en sciences de l’information et de la communication (qui rattachent plutôt l’espace public à ce qu’il désigne par référence à une construction historique de la liberté d’expression des opinions au sujet des enjeux de société et des attentes à l’égard de l’État).
- Des « situations pernicieuses » non problématisées ? (Murray Edelman) — Un autre grand auteur de ce domaine est Murray Edelman (Constructing the Political Spectacle, 1988 3) qui ne fait plus la différence, et cette absence de distinction chez Edelman est d’autant plus étonnante qu’il aurait pu l’apercevoir en abordant
les situations pernicieuses qui ne deviennent pas des problèmes
:
Si les problèmes sociaux sont des constructions, il est évident que les situations les plus cruelles ne sont pas nécessairement érigées au rang de problèmes. Dans le sud des États-Unis, les restaurants, hôtels, écoles et toilettes publiques ségrégationnistes ont perduré pendant un siècle et demi sans être perçus comme problématiques, tout comme maintes autres pratiques racistes et sexistes en usage dans d’autres régions du pays : de même que la paupérisation et le massacre de la quasi-totalité de la population indienne ne constituèrent pas un problème pendant qu’ils furent organisés : ils ne le devinrent que bien longtemps après s’être avérés un fait accompli.
Ses observations ne valent que dans un contexte social de référence qui est ici celui de la société américaine actuelle toute entière... mais pour les noirs la discrimination constituait bien un problème social ; pour les indiens massacrés et la société indienne, le massacre constituait aussi, certainement, un problème social ! Il peut donc y avoir dans une société des problèmes qui ne sont pas reconnus comme tels par la société globale de référence : la discrimination des noirs et le massacre des indiens ont toujours constitué des problèmes sociaux dans certains périmètres sociaux (la communauté noire, la civilisation indienne) mais sans constituer des problèmes sociaux dans le périmètre plus large de la société américaine, sans être reconnus par elle comme des problèmes publics. Ce qui amène à rechercher le critère de reconnaissance et il est frappant que les chercheurs l’identifient aujourd’hui à l’intervention de l’État, c’est-à-dire d’une autorité publique le composant, dans le processus de construction du problème sociale lui-même.
- Certains problèmes sociaux dans l’arène publique (Joseph Gusfield) — Joseph Gusfield introduit explicitement, dans son étude célèbre The Culture of public problems. Drinking-driving and the symbolic order 5, la distinction entre « problèmes sociaux » et « problèmes publics » pour étudier comment est devenu politiquement prioritaire le problème de la conduite en état d’ivresse face à d’autres facteurs d’accidents (état des véhicules, heure de la journée, état des routes...). L’auteur considère qu’il est utile d’établir une distinction entre « problèmes publics » et « problèmes sociaux », car tous les problèmes sociaux ne deviennent pas forcément objets de controverse au sein de l’arène publique. Autrement dit, il perçoit les problèmes publics comme une continuation des problèmes déjà définis au sein de la société. La définition du problème se réalise, dans le cas étudié, au sein de sphères extra-politiques (ici scientifiques — première partie) et cette définition est ensuite reprise pour s’institutionnaliser à travers la promulgation d’une loi (seconde partie). Il montre comment le travail statistique des chercheurs est réutilisé par d’autres acteurs pour influencer l’action publique au sujet d’une cause d’accidents plutôt que d’autres causes. Un problème public est un construit social, un fait culturel qui dépend d’une structure cognitive et morale préexistante plus que des résultats scientifiques. D’une part, des croyances existent dans une société sur les situations, événements qui donnent naissance à un problème. D’autre part, l’aspect moral se traduit par des jugements qui définissent l’événement comme insupportable, immoral, donc comme devant conduire à une action de changement. Connaissance et jugement moral se combinent pour qu’un phénomène quelconque se transforme en problème et en enjeu. L’un des problèmes des acteurs souhaitant agir dans le processus de politique publique est de s’introduire dans les négociations avec les autorités administratives et gouvernementales, de pénétrer dans le cercle des agents considérés comme habilités à gérer un type de dossier, que Gusfield nomme les propriétaires des problèmes publics ; par exemple, journalistes médicaux, industries pharmaceutiques, chercheurs, syndicats de médecins ou administrations sanitaires et sociales dans le cas de la santé publique. Gusfield donne aussi l’exemple de l’homosexualité aux États-Unis et constate que les psychiatres en ont été longtemps les propriétaires, l’autorité à laquelle les autres groupes se référaient pour une définition et des solutions. Ceci dit, il arrive qu’un groupe perde son statut de propriétaire, soit exproprié d’un problème qui passe alors aux mains d’autres institutions ou milieux sociaux. Le problème est alors généralement redéfini dans sa structure cognitive et morale. L’homosexualité est ainsi devenue un enjeu civique dans les mains de groupes se battant pour l’égalité des droits des « minorités ». Sur la base de ces observations, Gusfield donne des problèmes publics la définition suivante :
La structure des problèmes publics (...) est une scène de conflits sur laquelle un ensemble de groupes et d’institutions, qui incluent souvent des agences publiques, sont en concurrence et luttent pour l’appropriation et la désappropriation, l’acceptation des théories causales, et la fixation de la responsabilité. C’est ici que connaissance et politique sont en contact l’une avec l’autre.
Le segment de phrase qui incluent souvent des agences publiques
signale le point de passage entre les études de sociologie et les études sociologiques de science politique qui tendent à se focaliser sur les problèmes sociaux déjà pris en charge par une ou des autorités publiques, tandis que les études des sciences info-com vont considérer les problèmes sociaux à travers leur prise en charge médiatique. Dans leurs discussions, l’un des enjeux récurrents est de savoir si un problème public est généralement un problème social pris en charge par une autorité publique ou si celle-ci peut être considérée comme étant à l’origine de la création du problème social, par exemple par propulsion volontariste d’études et de sondages autour d’un sujet, par enrôlement d’experts produisant en réponse aux demandes solvables, par regroupements d’acteurs sociaux jusque là dissociés, autour d’un problème commun, etc. Les chercheurs en science politique ont tendance à considérer les problèmes sociaux comme des constructions politiques émanant de la structure étatique, mais rien ne prouve qu’ils aient raison dans tous les cas. Leur principal argument, en France notamment, est celui de l’alliance nécessaire avec une autorité publique que doit obtenir un entrepreneur moral
(Becker) ou un propriétaire de problème
(Gusfield) pour avoir une chance significative de voir reconnaître « son » problème comme étant public... les possibilités de contournement par les mass-médias français, peut-être en raison de leur faible indépendance vis-à-vis de l’État, semblant limitées.
2- Définition causale et définition conséquentielle des problèmes publics
Dans sa thèse de doctorat (La lutte contre les pollutions atmosphériques urbaine en France et en Grèce. Définition des problèmes publics et changement de politique, 1999 7), Chloé Anne Vlassopoulou montre, par regroupement de contributions scientifiques antérieures autant que par l’étude du cas analysé, l’intérêt de distinguer conceptuellement deux scènes de luttes politiques, correspondant à différents acteurs sociaux et donnant lieu à des stratégies différenciées d’argumentation politique : la scène de la définition par les causes et celles renvoyant aux conséquences d’une problème public.
Les chercheurs abordant la question de la définition des problèmes ont insisté sur l’importance de celle-ci dans la compréhension du processus d’élaboration des politiques publiques : élaborer une politique ne signifie pas uniquement résoudre des problèmes ; cela signifie également constituer et définir des problèmes
8 La façon dont un problème est défini a une implication directe à la fois sur les acteurs mobilisés et sur les actions entreprises.
- D’abord, définir un problème c’est identifier ses origines et donc dénoncer les « coupables » qui doivent subir le coût de sa résolution 9 (en définissant, par exemple, la pollution atmosphérique comme un problème lié à l’industrie, l’industriel se voit impliqué dans l’action antipollution) ; en ce sens, la définition d’un problème est un enjeu de pouvoir et ceux qui arrivent à décider de son contenu, décident aussi de ceux qui y seront impliqués 10.
- Ensuite, chaque définition met en évidence certaines causes en en dissimulant d’autres, ce qui réduit le débat à une perspective particulière, et légitime une ligne d’action au détriment d’autres 11.
Dans le cas d’un problème social (ou interindividuel), les négociations entre acteurs portent essentiellement sur les causes du problème et marginalement sur ses conséquences. L’importance accordée à la définition des causes est évidente puisque celles-ci répartissent entre acteurs le coût de la résolution du problème. La référence aux conséquences du problème n’a qu’un impact symbolique : justifier aux yeux des autres participants le bien fondé de la perception qu’un acteur a d’une situation donnée ; quelles que soient les justifications apportées, il appartient aux acteurs eux-mêmes de résoudre le problème en se mettant d’accord sur ses causes et, donc, sur les solutions à appliquer 12.
Au contraire, dans le cas des problèmes publics, l’évocation des conséquences a un impact à la fois symbolique et concret. Chaque référence aux conséquences du problème constitue, dans le cas des problèmes publics, non seulement une justification légitimant à des degrés divers l’intervention des dirigeants politiques (nous agissons pour protéger la santé des citoyens
, nous agissons pour garantir le plein emploi
, etc.), mais aussi un moyen de répartition des compétences au sein de l’appareil d’État 13. Prenons l’exemple de la pollution atmosphérique : elle peut être définie comme un problème industriel ou comme un problème lié à la circulation automobile, ce qui détermine les causes du problème ; elle peut être définie comme un risque pour la santé publique ou comme un problème de dégradation de l’environnement, ce qui détermine les conséquences produites par la présence du problème. Selon que la définition du problème porte sur la protection de la santé ou sur la protection de l’environnement, sa gestion sera confiée au ministère de la Santé ou au ministère de l’Environnement. Il est dès lors possible de soutenir que la définition d’un problème public s’effectue à travers un double processus définitionnel : le premier détermine les causes du problème et répond à la question « en quoi consiste le problème ? » ; le second détermine les conséquences du problème et répond à la question « pourquoi cette situation constitue-t-elle un problème ? ». Pour le premier processus on parlera de définition causale et pour le second de définition conséquentielle.
Dans sa recherche sur la définition du Sida comme problème public, Michel Setbon 14 (Pouvoirs contre sida, 1993 15) décrit ce double jeu de luttes politiques :
L’enjeu ouvert représenté par le phénomène-sida, en étant la conséquence des incertitudes sur ce qu’il faut faire, s’accompagne donc d’un processus de redéfinition de la « propriété » sur les domaines impliqués. Car, dans le contexte d’incertitude et d’indéfinition qui est celui de l’apparition du sida, les revendications de groupes plus ou moins organisés compliquent le jeu habituel. Quand des épidémiologues cherchent à définir la maladie par la connaissance de sa distribution, on s’écarte de la démarche médicale habituelle de diagnostic et de traitement. Quand des organisations non gouvernementales, représentant les malades et les groupes stigmatisés par la séropositivité, cherchent à le définir à travers les dangers d’exclusion sociale et de perturbation psychologique, elles revendiquent en même temps une place prioritaire dans l’action. L’impuissance thérapeutique conduit à rendre pertinent deux champs, jusqu’ici considérés comme secondaires, le pré-pathologique et le post-pathologique : on doit s’intéresser par nécessité autant ou même plus aux causes et aux conséquences de cet état qu’à l’état pathologique lui-même.
3- « Mise sur agenda » de problèmes sociaux et « déni d’agenda »
Nous avons vu que la transformation d’un problème social en problème public est marquée de manière tout à fait primordiale par l’intervention d’une ou de plusieurs autorités publiques dans le processus de définition du problème. Cette intervention résulte dans certains cas de l’émergence d’une controverse ou d’un débat public et dans d’autres cas d’une démarche volontariste de l’autorité publique pour construire et prendre en charge un problème. Dans les deux cas, l’autorité publique devient alors l’acteur central du processus définitionnel du problème public. On peut dire alors que tout problème public est un problème inscrit sur l’agenda politique d’une ou plusieurs autorités publiques.
Cette analyse de la formation des problèmes publics amène à réfléchir plus spécifiquement sur une dimension du processus définitionnel : celle de l’inscription sur l’agenda politique. Le principal problème de l’agenda politique tient au fait qu’il ne donne pas lieu à une formalisation objective et institutionnalisée comme peut l’être « l’ordre du jour » d’une assemblée parlementaire, d’un conseil des ministres ou d’une commission interministérielle. Le concept d’agenda politique est uniquement sociologique (non juridique) et la réalité à laquelle il renvoie doit être objectivée par l’analyse sociologique elle-même.
3.1- Définitions du concept d’agenda
Classiquement, en France, on repart de la définition donnée par Jean-Gustave Padioleau (L’État au concret, 1982 17), elle-même inspirée de l’ouvrage fondateur de Roger W. Cobb et Charles D. Elder (Participation in American Politics : The Dynamics of Agenda-Building, 1983 18) :
L’agenda politique, qu’il s’agisse de ceux des États-nations ou de ceux des collectivités locales, comprend l’ensemble des problèmes perçus comme appelant un débat public, voire l’intervention des autorités publiques légitimes.
Cette définition souvent citée en référence rencontre néanmoins de nombreuses limites soit du fait de ses approximations, soit du fait de son caractère trop restrictif. En effet, tous les problèmes publics pris en charge par des autorités publiques ne sont pas perçus comme appelant un débat public. Philippe Garraud (« Politiques nationales : élaboration de l’agenda », 1990 20) élabore la critique de cette définition et propose une définition alternative plus adéquate :
On peut définir assez largement l’agenda politique comme l’ensemble des problèmes faisant l’objet d’un traitement, sous quelque forme que ce soit, de la part des autorités publiques, et donc susceptibles de faire l’objet d’une ou plusieurs décisions, qu’il y ait controverse publique, médiatisation, mobilisation ou demande sociale et mise sur le « marché » politique ou non.
Cette définition est plus précise et plus adéquate. Elle est cohérente avec l’analyse que l’on a fait de la genèse des problèmes publics :
- Tous ne sont pas liés à un débat public, bien au contraire ;
- L’acteur central est l’autorité publique.
En outre, cette définition anticipe sur la diversité des modalités de mise sur agenda : controverse, médiatisation, demande sociale ou offre politique sont autant de voies par lesquelles un problème peut se frayer un chemin parmi tous les autres pour se retrouver un jour sur le devant de la scène, ou plus exactement sur le devant d’une scène parmi d’autres (électorale, médiatique, administrative, parlementaire, etc.).
3.2- Deux composantes de tout agenda politique
Parler de l’agenda politique comme nous le faisons ordinairement dans les débats sur les politiques publiques constitue une facilité de langage qui occulte la complexité du phénomène. Celui-ci comporte toujours plusieurs dimensions. Cobb et Elder en ont distingué deux types qu’ils ont appelé — à mon avis improprement — agenda institutionnel et agenda conjoncturel. En fait il ne s’agit pas de deux agendas distincts mais de deux dimensions de tout agenda politique...
L’agenda institutionnel contient l’ensemble des problèmes qui relèvent normalement (= juridiquement + habituellement) de la compétence de l’autorité publique considérée. Ainsi, la Constitution d’un État ou d’une collectivité locale énumère des compétences (ex. : art. 37 de la Constitution française pour celles du Parlement 22) et organise leur prise en charge ordinaire par des procédures standardisées. L’exemple classique est celui du budget qui constitue un problème récurrent sur l’agenda politique, faisant d’ailleurs revenir régulièrement les mêmes problèmes d’arbitrages interministériels, de choix entre réduction des déficits ou réallocation des ressources, etc. De même, l’ouverture des sessions parlementaires chaque année repose les mêmes problèmes de fixation des ordres du jour des débats parlementaires. Bien d’autres problèmes réapparaissent en liaison avec des procédures contraignantes, notamment tous ceux qui ont trait à des nominations sur des postes préexistants. Mais plus largement, l’agenda institutionnel est constitué de l’ensemble des problèmes créés par l’existence de normes juridiques : en effet, de nombreuses lois nouvelles prévoient l’adoption de nouveaux décrets et la plupart des textes nouveaux, législatifs ou réglementaires, définissent de nouvelles tâches à réaliser pour les services administratifs concernés, c’est-à-dire qu’ils inscrivent voire surchargent leur agendas.
L’agenda conjoncturel est constitué par l’ensemble des problèmes qui ne relèvent pas de la compétence « habituelle » ou « naturelle » de l’autorité publique. L’agenda conjoncturel est porté par de multiples facteurs sociaux, économiques et politiques qui font apparaître à certains moments des problèmes inattendus. Par exemple, tous les problèmes liés à des développements technologiques — qu’il s’agisse des technologiques de la communication (Internet) ou des bio-technologies — s’imposent sur l’agenda politique au rythme des découvertes scientifiques et techniques. Le problème du clonage humain n’apparaît sur l’agenda politique qu’à partir du moment ou la technique est maîtrisée ou juste quelques temps avant. Cette distinction est bien entendue de nature idéale-typique : la réalité est plus complexe, en pratique la séparation n’est pas nette. Cependant, sa réalité est très concrètement perceptible par une surchauffe dans l’activité de certains acteurs lorsque les deux types d’agenda politique entrent en collision : c’est typiquement le cas de certains conseillers ministériels en prise avec les luttes primordiales qui précèdent la définition des budgets publics... et qui se trouvent happés par l’actualité politique les obligeant à gérer alors d’autres urgences, donc deux types urgences simultanément.
3.3- Les processus de mise sur agenda
Pour mettre en évidence la diversité des processus de mise sur agenda et, notamment, la pluralité des agents initiateurs, Philippe Garraud combine plusieurs critères d’analyse qui l’amènent à distinguer cinq modèles de mise sur agenda. Il s’agit là encore de types-idéaux ; la réalité combine généralement plusieurs de ces modalités. Les distinguer permet de faire apparaître certains aspects du jeu politique qui se déroule autour de l’agenda politique. Mais cette approche relève plutôt du schéma interactionniste en soulignant la multiplicité des processus imbriqués susceptible d’expliquer une mise sur agenda. Le signaler permet de percevoir les limites de cette approche, en vis-à-vis de la suivante, plus directionniste, sur le déni d’agenda.
- Le modèle de la mobilisation — Ce modèle est certainement le plus connu (c’est-à-dire celui qui vient immédiatement à l’esprit) mais pas forcément le plus courant : sur la masse des problèmes traités par les autorités publiques, très peu on été porté par des mouvements sociaux. Ce modèle fait référence à l’action de groupes organisés défendant des intérêts idéels ou matériels et qui réussissent à jouer, dans certaines conditions et à certains moments, un rôle majeur dans l’espace public, à y imposer des sujets de débat voir certaines définition de problèmes publics. Ce modèle rend compte par exemple de l’inscription sur l’agenda politique tant de la libéralisation de l’avortement (Mouvements féministes), de la lutte contre le racisme (SOS Racisme), de la défense de l’école libre (1983-1984), etc.
- Le modèle de l’offre politique — Certaines organisations politiques proposent ou se saisissent d’un thème parce qu’elles en ressentent la rentabilité politique et en escomptent des gains pour leur crédit politique. À cette fin, ces organisations politisent volontairement un problème, le constituent en enjeu de positionnement inter-partisan. La mise sur agenda du problème est alors, en partie au moins fonction, des succès électoraux remportés par ces partis apporteurs de problèmes et solutions correspondantes. Exemple : les problèmes d’environnement liés au nucléaire commencent à apparaître sur l’agenda en liaison avec le développement électoral du parti Vert dans les années 1990.
- Le modèle de la médiatisation — Ce modèle insiste sur le rôle des mass-médias. Le processus de médiatisation d’un problème public peut être lié aux stratégies commerciales d’organes de presse et télévision ainsi qu’aux aléas de l’actualité. Les stratégies éditoriales qui permettent aux organes de se positionner les uns par rapport aux autres soit par différenciation (ex. : hebdomadaires nationaux) soit par mimétisme (ex. : journaux télévisés de 20 h), à occuper des segments de marchés spécifiques ou communs, les amènent à accorder plus de place à certains problèmes, à les traiter d’une certaine façon susceptible d’incidence sur la définition du problème lui-même. Mais au delà de ces stratégies éditoriales, les journalistes sont aussi dépendants — dans quelle mesure ? — d’une actualité qui leur échappe en partie, plus ou moins chargée, plus ou moins chaotique... Il est difficile de citer des exemples typiques puisque tous les problèmes publics médiatisés semblent relever de ce modèle. Il faut seulement avoir conscience que tous les problèmes publics ne sont pas médiatisés et que la médiatisation entraîne toujours des effets de cadrage qui influent sur la définition du problème ainsi mis sur agenda.
- Le modèle de l’anticipation — Ce modèle met en évidence le volontarisme de certaines élites administratives dans la mise sur agenda de certains problèmes publics. Dans ce modèle en effet ce sont les autorités publiques qui jouent presque seules le rôle moteur de la mise sur agenda. Ce sont elles ou leurs agents par délégation qui perçoivent des décalages dans certains domaines ou des déséquilibres à venir et construisent les situations comme problématiques avant de les inscrire sur l’agenda de leur propre initiative. On peut penser notamment aux tentatives de mise sur agenda de certains problèmes qui ont des coûts collectifs diffus, peu visibles, ne donnant pas lieu à mobilisation sociale ou médiatique. Ainsi les problèmes de sécurité routière ou ceux encore de lutte contre l’alcoolisme ou le tabagisme relèvent de ce modèle.
- Le modèle de l’action « corporatiste » silencieuse — Ce modèle évoque l’action relativement confinée de groupes de pression pour agir sur l’agenda gouvernemental pour obtenir des avantages ou au contraire pour éviter de subir des inconvénients liés à une action publique éventuelle. Ce modèle renvoi à la sociologie de certains groupes de pression, notamment institutionnels (fonctionnaires) et économiques (entreprises), qui interviennent essentiellement sur ce mode confidentiel de la proximité et de l’insertion dans les processus décisionnels en évitant les controverses et les débats publics ou la médiatisation. Philippe Garraud évoque justement la mise sur agenda de certains problèmes de programmation militaire, notamment dans les choix d’équipements et de renouvellement d’équipements des armées. Des rivalités sourdes entre « armes » et entre entreprises militaro-industrielles existent mais n’affleurent pas à l’espace public : l’appel à l’opinion publique n’étant pas légitime et de toute façon peu efficace.
3.4- Le déni d’agenda
Roger W. Cobb et Marc Howard Ross (Cultural Strategies of Agenda Denial — Avoidance, Attack and Redifinion, 1997 23) ont suggéré de réorienter les recherches vers « l’échec » d’un enjeu : ils parlent de déni d’agenda et étudient les acteurs et les stratégies tendant à écarter de l’agenda certains problèmes publics. Voie prometteuse et stimulante mais qui court peut-être le risque de se limiter à un catalogue de recettes permettant d’enfouir un problème (éviction d’études et recherches, règles de secret et confidentialité, discours lénifiants, disqualification de porteurs de problèmes, capture des groupes mobilisés, imposition de problèmes-écrans, images de résolutions en cours, etc.). D’autres travaux plus récents sur le thème du déni d’agenda s’interrogent sur les facteurs qui peuvent freiner la montée en puissance d’un problème public (et limiter donc la controverse liée à son inscription sur l’agenda).
À titre d’illustration, citons quelques exemples :
- Une campagne de diffamation du groupe social qui essaie d’inscrire un problème sur l’agenda (fiction heuristique : un ensemble de journalistes médiatisent le problème du financement illicite des partis politiques ; le parti au pouvoir ne veut absolument pas inscrire ce problème sur son agenda. Que fait-il ? Il accuse les journalistes d’être des démagogues cherchant à construire de faux problèmes pour augmenter la vente de journaux).
- Le développement d’un discours ou la mise en place d’un organisme ad hoc visant à rassurer le public et à le convaincre que le problème est pris en charge et en train d’être résolu (fiction heuristique : face à des problèmes d’exclusion sociale, on crée un ministère de la solidarité ou bien une instance administrative ou parlementaire nouvelle signifiant que la question de l’exclusion est au centre de l’attention du gouvernement... et on demande d’attendre que cette instance fasse son travail).
- L’action volontariste pour faire émerger un autre problème pour qu’il prenne le devant et masque celui que l’on veut évacuer de l’agenda politique. C’est une stratégie classique de gouvernants activant le déclenchement d’une crise maîtrisable pour en faire oublier une autre qui leur pose plus de problèmes (fiction heuristique : confronté à une crise économique ingérable, une équipe dirigeante intensifie la tension géopolitique avec des voisins jusqu’au risque de déclenchement d’une guerre qui devient le sujet politique central... faisant oublier la crise économique).
L’ensemble de ces observations donne une toute autre image du contrôle de l’agenda politique que celle produite à partir du schéma interactionniste. Elle montre au contraire que la domination de certaines élites — globales ou sectorielles — s’exerce très en amont de la décision formalisée et même en amont du débat public sur le choix des sujets mis en discussion.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Sociologies de la construction sociale des problèmes publics »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 3 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 58