Les techniques de sondages d’opinion ont été expérimentées pour la première fois aux États-Unis, en 1936. L’Institut Gallup Poll a prévu la réélection triomphale de Franklin D. Roosevelt, contre toute attente 1. De la même manière, en France, l’annonce chiffrée par l’IFOP de la mise en ballottage du général de Gaulle en 1965 marque le début de l’ère des sondages 2. Et dans les deux cas, le début d’un succès étroitement articulé à l’idéologie scientifique de la prédictibilité des phénomènes comme mode d’administration de la preuve et de la croyance en la validité d’un régime de vérité. Les multiples formes d’entretien de la croyance, que l’on va examiner, feront oublier continuellement le très grand nombre de prédictions démenties par les faits.
À partir de cette époque, la notion d’opinion publique prend un sens spécifique très différent de ce qu’il était au XVIIe siècle, quand le terme d’opinion fait son apparition. Il désigne alors principalement, jusqu’à la Révolution française, l’opinion des élites cultivées, particulièrement la noblesse de robe parlementaire dans leur lutte contre l’« absolutisme ». Après 1789, l’expression renvoie plus largement à l’opinion des citoyens, à tout le moins ceux appelés à le devenir (suffrage restreint) et à leurs représentants. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’expression opinion publique change encore de sens en désignant essentiellement les produits commerciaux de l’industrie du sondage d’opinion.
Pour comprendre le phénomène de société que constitue l’avènement des sondages d’opinion dans la vie politique, il importe tout d’abord de connaître (un peu) la technique des sondages, et surtout de bien connaître les limites de leur validité ; puis nous étudierons la question du succès social et commercial de ceux-ci et enfin l’analyse de certains effets des sondages sur la vie politique.
1- Aperçu de la technique des sondages
Bernard Lacroix résume ainsi le sens de cette technique :
Le principe du sondage (...) consiste à observer la distribution d’un caractère dans une partie d’une population, pour en déduire, dans les limites d’une erreur calculable, la distribution de ce caractère dans l’ensemble de la population considérée. (je souligne)
Ce principe est donc très simple : dans l’impossibilité d’interroger la totalité d’un ensemble, on se limite à questionner un échantillon d’éléments tenus pour représentatifs de l’ensemble. Évidemment, tout le problème de validité des sondages d’opinion renvoie au caractère plus ou moins représentatif de l’échantillon.
Echantillon par (selon Olivier Martin)
La sociologie est une science empirique et, à ce titre, elle doit étudier des phénomènes sociaux réels. Mais, ne pouvant pas saisir toutes les situations sociales, tous les comportements de tous les individus, elle construit ses analyses sur des observations, des mesures ou des questionnements auprès d’un « morceau », une « parcelle » de la réalité. Cette « parcelle » constitue l’échantillon étudié.
Par exemple, un sociologue travaillant sur les conditions de vie des ouvriers interrogera un échantillon d’ouvriers ; un sociologue menant une analyse des pratiques festives des étudiants réalisera des observations dans quelques soirées étudiantes et questionnera quelques-uns des étudiants fréquentant ces soirées. Un échantillon peut être constitué d’un ensemble de personnes, de ménages, de situations, de moments.
Il n’existe aucun principe universel garantissant la pertinence d’un échantillon ni aucune technique permettant l’automatisation du choix des individus interrogés ou des situations enquêtées. Même la taille de l’échantillon n’est pas une garantie de qualité et de pertinence. En fonction de l’approche choisie (plutôt inductive ou plutôt déductive ; quantitative ou qualitative ; monographique ou comparative) et des caractéristiques du terrain (bien ou mal connu, d’accès facile ou difficile, étendu ou restreint), les principes d’élaboration de l’échantillon seront différents et se poseront avec plus ou moins d’acuité. La recherche de résultats représentatifs de l’ensemble d’une population et d’estimations numériques précises suppose par exemple que l’échantillon soit conçu en respectant des principes statistiques précis (échantillonnage aléatoire, stratification ou méthodes des quotas). S’il s’agit d’analyser la diversité des situations ou la variabilité des comportements, l’échantillon devra avant tout permettre de saisir les situations les plus contrastées et différentes possibles. Et s’il s’agit d’étudier un groupe particulier ou une situation sociale singulière, l’échantillon s’imposera de lui-même.
On distingue deux méthodes de sélection des unités à interroger, rappelle Loïc Blondiaux (« L’invention des sondages d’opinion. Expériences critiques et interrogations méthodologiques (1935-1950) », Revue Française de Science Politique 4) :
- L’échantillonnage probabiliste (ou aléatoire) — Toutes les unités de la population ayant une chance égale d’être sélectionnées, il est possible de calculer une marge d’erreur probable qui se réduit au fur et à mesure qu’augmente la taille de l’échantillon (en valeur absolue).
- L’échantillonnage raisonné (ou par quotas) — L’échantillon correspond à une tentative de reconstruire en taille réduite (comme une maquette) la population en s’assurant de l’égale répartition de certains caractères de contrôle dans les deux ensembles.
Le calcul de l’erreur, dont parle Lacroix dans sa définition, dépend de la technique d’échantillonnage utilisée : il s’agit d’un calcul fondé sur la loi des grands nombres dans le cas d’un échantillonnage aléatoire et d’une simple estimation dans le cas d’un échantillonnage par quotas. Dès l’origine, remarque Blondiaux, les sondeurs adoptent la méthode de quotas présentant pour eux le meilleur rapport coût / qualité, et, de ce fait, perdent en légitimité scientifique (loi des grands nombres et statisticiens). De nombreux problèmes se sont alors posés et continuent de se poser en ce qui concerne les caractères de contrôle pour constituer l’échantillon. L’usage des catégories socioprofessionnelles de l’INSEE est très répandu 5.
2- Limites de validité des sondages
Ces limites concernent différents aspects des sondages d’opinion. Tout d’abord, cette technique repose sur certains postulats dont le caractère contestable a bien été mis en évidence par Pierre Bourdieu dans son texte célèbre et fondateurs intitulé « L’opinion publique n’existe pas » 6. Ce texte ouvre en France un vaste et long espace de recherches scientifiques d’une part et, d’autre part, de controverses au sujet de la validité, de l’utilisation et des relations qu’entretiennent les sondages avec la science d’un côté et la démocratie de l’autre. On s’efforcera de rendre compte des arguments échangés dans la controverse. D’autres limites tiennent aux conditions de production des sondages d’opinion et d’autre encore aux conditions d’utilisation de ces sondages.
2.1- Les postulats implicites (Pierre Bourdieu)
Pierre Bourdieu met en évidence trois grands postulats sur lesquels reposent les sondages.
Toute enquête d’opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion
— Or on s’est vite rendu compte que la capacité d’émettre une réponse est inégalement partagée et socialement déterminée.
- De nombreux sondages forcent les gens à émettre des opinions sur des questions qu’ils ne se sont pas posées et à propos desquelles ils savent peu de choses. On ne sait dès lors pas si l’opinion recueillie est une opinion qui préexistait à l’enquête ou si elle a été forgée dans l’urgence pour l’enquête comme un pur artefact.
- Les sondages sont susceptibles d’enregistrer des réactions sans fondement raisonné ou informé (ex. : un sondage fameux chez les spécialistes de science politique sur un texte de loi n’ayant pas existé et recueillant 70 % d’avis favorable ! Ou bien des faibles taux de réponses sur des questions de connaissances).
- Ceci étant, l’existence de non-réponses montrent en retour, comme le remarque Jacques Ozouf (« L’opinion publique : apologie pour les sondages », 1974 7), que les sondages ne produisent qu’un effet limité de production de réponses. Mais il omet d’étudier les efforts commerciaux réalisés par l’industrie du sondage pour réduire la part de non-réponses (un sondage avec 70 % de non-réponses ne plairait pas au client payant la facture !).
On suppose que toutes les opinions se valent
— Or la réalité des rapports de forces politiques que les sondages prétendent parfois décrire dépend souvent du degré de mobilisation de certaines opinions autant que des capitaux symboliques associées à elles. Les sondages ne mesurent pas ces différences de poids objectif des convictions dans la comptabilité des affirmations d’opinion. Typiquement, l’opinion du président de la République et la mienne n’ont pas le même poids dans la société lorsque lui et moi nous exprimons publiquement, pourtant un sondage d’opinion leur accordera un poids identique.
En fait ce qui me paraît important, c’est que l’enquête d’opinion traite de l’opinion publique comme une simple somme d’opinions individuelles, recueillies dans une situation qui est au fond celle de l’isoloir, où l’individu va furtivement exprimer dans l’isolement une opinion isolée. Dans les situations réelles, les opinions sont des forces et les rapports d’opinions sont des conflits de force entre des groupes.
Jacques Ozouf considère au contraire que la situation de vote n’est pas moins réelle que celle du rapport de forces.
On pourrait soutenir du reste que, comme la consultation électorale, la grève, la crise politique, la manifestation même contraignent bon gré mal gré à choisir son camp et à formuler quoi qu’on en ait une opinion. Factice cette opinion l’est sans doute, dans la mesure de sa dépendance à l’événement qui l’engendre. Mais cette facticité là n’est pas synonyme de fausseté.
Mais il omet de rappeler que le vote est un dispositif qui n’est pas conçu pour produire une image scientifique de la réalité sociale mais pour désigner des gouvernants... alors que le sondage se présente à l’inverse, non comme un choix politique mais comme un discours scientifique.
Dans le simple fait de poser la même question à tout le monde se trouve impliquée l’hypothèse qu’il y a un consensus sur les problèmes
— C’est aussi ce que l’on appelle l’effet d’imposition de problématique. Il résulte du fait que les questions posées ne se posent pas également à toutes les personnes, d’une part, et que les réponses ne sont pas interprétées par référence à la problématique en fonction de laquelle les gens ont répondu, d’autre part. Sur le premier point, précisons : le simple fait de poser une question suppose que la question est importante alors que ce fait témoigne simplement de l’autorité de ceux (clients et producteurs) qui sont en mesure de définir les questions importantes, et celles-ci sont importantes avant tout pour eux. Comme le montrent toutes les études précédemment évoquées, relatives à la mise sur agenda des problèmes publics, cette mise sur agenda est un enjeu permanent de luttes politiques. Il est probable en effet, comme le remarque Lacroix, que les questions intéressantes sont celles qui intéressent le personnel politique et médiatique. Un effet des sondages est donc d’escamoter les divergences d’opinion sur les hiérarchisations différenciées de l’importance des problèmes sociaux, notamment entre les représentants et les représentés, entre les sondeurs (et les demandes solvables que leur adressent leurs commanditaires) et les sondés. Enfin, on renverra à la section précédente sur la construction sociale des problèmes publics pour illustrer le fait que tout problème social ou public est le résultat d’un processus traversé par des divergences d’intérêts et des rapports de pouvoirs. Les sondages, dans ce processus, sont un instrument de lutte parmi d’autres.
2.2- Les limites inhérentes à l’instrument
Au-delà de ces postulats implicites, c’est-à-dire si l’on acceptait l’idée théorique — comme par une sorte d’oubli méthodologique — de les ignorer pour considérer la technique sondagière en elle-même au regard de la question de sa validité, d’autres problèmes majeurs apparaissent. On peut en recenser au moins quatre : le problème des biais méthodologiques, celui des non-réponses, celui des marges d’erreur et celui des techniques de redressement.
Les biais méthodologiques (questionnaire, enquête)
- La formulation des questions peut faire varier considérablement les résultats obtenus. Par exemple, à la question
Pensez-vous que le président Roosevelt est allé trop loin dans sa politique d’aide à la Grande-Bretagne ?
(Blondiaux 10), les réponses varient fortement selon que l’on remplace « le président Roosevelt » par « les États-Unis ». Comme le remarque Lacroix, les instituts ont appris dans une certaine mesure à éviter les questions qui laisseraient soupçonner immédiatement des résultats biaisés ; il en va de leur crédibilité. Néanmoins, on peut toujours s’interroger sur le sens perçu par l’enquêté de chaque question... - La passation de l’enquête constitue une relation contraignante entre l’observateur et l’enquête qui nécessiterait de s’assurer d’un langage commun.
- Le problème majeur des instituts de sondage est de s’assurer de la neutralité des enquêteurs dans la passation des questionnaires : des recettes sont très tôt prescrites (ex. : Gallup 11) pour limiter l’influence des enquêteurs sur les enquêtés et notamment l’indication implicite des « bonnes réponses » par rapport à ce que pense l’enquêteur ou par rapport à ce qu’il croit être attendu par le commanditaire de l’enquête.
- Enfin, il y a le risque de « bidonnage » (quand l’enquêteur réduit sa charge de travail en remplissant lui-même des questionnaires plutôt que de passer du temps à les faire remplir par des enquêtés). Ce risque tend à être réduit par des possibilités prévues de contrôle des enquêtes.
- L’occultation des non-réponses a longtemps été une pratique fréquente dans la publication des sondages comme s’il s’agissait de votes blancs. Sous le coup de la critique sociologique, l’habitude a été prise de publier les répartitions en tenant compte et en indiquant des non-réponses.
- Jacques Ozouf remarque que l’abstention électorale pose cependant moins de problèmes d’interprétation que les non-réponses aux sondages sur ce point précis que l’on connaît quelques caractéristiques de ceux qui ne répondent pas (sexe, âge, CSP...), ce qui n’est pas le cas des abstentions (sauf pour la localisation géographique).
- Cependant, comme le remarque Lacroix 12, tout dans l’enquête d’opinion est fait pour réduire le nombre de ceux qui ne se prononcent pas.
Les marges d’erreurs — Comme l’observe Lacroix, les sondages ne sont jamais que des approximations 13.
- Dans la méthode des quotas, les marges d’erreur ne sont pas calculables, mais la comparaison ponctuelle avec des échantillons aléatoires et l’expérience des degrés de précision, notamment dans le cadre électoral, justifie des estimations.
- Ces marges sont évaluées à plus ou moins deux points sur des évaluations de distributions binaires (oui / non : aller voter ou non). Dès que la distribution évaluée est plus complexe (conditionnée : si... alors ?), la marge d’erreur s’accroît significativement.
Les techniques de redressement
- Il convient de distinguer les corrections de l’échantillon destinées à améliorer sa représentativité et les corrections des résultats de sondages destinées à obtenir des résultats plausibles.
- Ces corrections sont issues de l’observation des comportements de retenue, notamment en ce qui concerne certains partis d’opposition (PC, FN). Pour éviter de sous-estimer le poids de ces partis, une technique de redressement consiste à faire préciser par une question préliminaire le vote à l’élection antérieure et à comparer les résultats du sondage à ceux, connus, de cette élection. Si les résultats à la question préliminaire ne correspondent pas à ceux de l’élection antérieure on cherchera à être prudent... donc à redresser le résultat.
2.3- Les limites liées aux utilisations des sondages
Une autre série de limites tient à la perception sociale des sondages d’opinion comme catégorie homogène de connaissances sur la réalité sociale, connaissances réputées fondées sur une méthode scientifique et disposant d’un degré de validité suffisant pour être considéré comme le reflet d’une vérité. Cette faiblesse des sondages tient à la fois au travail des sondeurs dès lors qu’ils ne limitent pas leurs propres pratiques professionnelles, incités en cela par les demandes solvables qui s’adressent à eux, et également aux utilisateurs des sondages, qu’il s’agisse des usages privés ou publics.
L’hétérogénéité des pratiques
- Lacroix remarque que des objets très différents sont confondus sous le label « sondage » depuis des enquêtes portant sur des comportements socialement constitués, par exemple les comportements d’achat, dans la production de sondages pour les besoins du marketing, jusqu’aux opérations les plus contestables consistant à faire trancher aux gens des questions de fait en jouant sur les ambivalences des questionnements, éthiques et factuels :
À votre avis, le président était-il informé de telle opération des services secrets devenue un scandale public ?
Soit la question est factuelle et une réponse nécessiterait d’avoir un accès improbable à des informations sur les relations personnelles entre les membres de l’entourage présidentiel et le président lui-même, soit la question est psycho-morale et conduit à interroger le sondé sur son appréciation quant à l’inclination personnelle du président à être un menteur ou non. - Puisqu’il est toujours possible de constituer des échantillons représentatifs et d’interroger n’importe qui sur n’importe quoi avec de bonnes chances d’enregistrer des réactions, un nombre croissant des sondages ne sont que des artefacts qui créent de toute pièce ce qu’ils sont censés mesurer.
L’effet commentaire — Lacroix parle d’effet commentaire pour désigner le poids spécifique des commentateurs dans la diffusion de croyances relatives aux sondages. Les limites techniques des sondages sont souvent mieux connues des producteurs de sondages que de leurs utilisateurs privés ou publics, ou bien ceux-ci ont un intérêt, notamment dans les usages publics, à en faire des utilisations « imprudentes » ou « intéressées ». Typiquement, la pratique journalistique d’évocation des sondages d’opinion évince le plus souvent toutes les précautions de présentation qui viendraient relativiser l’intérêt de l’évocation elle-même... ceci par intérêt de ne pas dévaloriser l’objet et le fondement de leurs propres propos lorsqu’ils recourent aux sondages pour faire « un sujet ». Les commentaires des sondages tentent, par exemple, de reproduire l’effet d’occultation des non-réponses (déjà savamment travaillé par les producteurs de sondages) : bien que publiées, mais faute de pouvoir en dire grand chose, les non-réponses constituent un reste souvent négligé.
3- Succès social et commercial des sondages
Si l’on considère la grande fragilité voire l’absurdité des quatre grands postulats implicites sur lesquels reposent les sondages d’opinion, et que l’on ajoute de surcroît la liste très longue des limites techniques de validité des sondages d’opinion, il ne reste guère de raisons de continuer à accorder la moindre attention à cette technique en ce qui concerne les « résultats » statistiques qu’elle prétend produire. Et pourtant, le succès des sondages se perpétue continuellement dans la deuxième moitié du XXe siècle. On dont s’intéresser aux sondages d’opinion comme objet d’étude de la société contemporaine et chercher à comprendre sociologiquement pourquoi les sondages d’opinion intéressent encore autant de monde au moins parmi les élus, les journalistes et, peut-être, la population. Deux grands types d’interprétations sont avancés :
- Les sondages font échos aux idéaux politiques libéraux et flattent nos aspirations démocratiques.
- Ils correspondent à une activité économique tout à fait lucrative qui contribue au besoin à créer la demande par des produits nouveaux.
3.1- Coïncidence entre la technique des sondages et l’idéologie politique libérale
Le constat de cette coïncidence entre les sondages et l’idéologie libérale-démocratique est unanimement reconnu parmi les spécialistes... mais les controverses entre ceux-ci portent sur les conséquences qu’il faut en tirer. On présentera cette controverse à partir du dialogue, par articles interposés, entre Patrick Champagne (« De la doxa à l’orthodoxie politologique », 1994 14.) critiquant le plaidoyer d’Alain Lancelot en faveur des sondages (« Sondages et démocraties », 1984 15) par énumération de toutes les ressemblances entre la technique des sondages et d’autres techniques caractéristiques de l’acte électoral emblématique de la démocratie. Champagne reproche à Lancelot d’opérer un déplacement de la problématique des sondages du terrain « scientifique » relatif à la validité des sondages au terrain « politique » de leur lien étroit avec l’idéologie démocratique.
Si l’on considère un autre auteur, différemment positionné dans le champ académique et dans son rapport à l’industrie sondagière, Jean-Gustave Padioleau, (« De l’opinion publique à la communication politique », 1981 16), on comprend mieux l’enjeu de la controverse. Padioleau relève quelques caractéristiques de l’idéologie politique libérale qui justifie les techniques de sondage :
- L’individu est l’unité élémentaire, l’unité de base dans la conception théorique, idéologique, de la société libérale... et c’est aussi l’unité élémentaire à laquelle se rapporte la technique des sondages.
- Les individus sont égaux en droit ce qui fonde la légitimité de la société politique démocratique, tous ont un égal « droit de vote », chaque vote valant autant que l’autre, chaque voix valant, en droit, autant que n’importe quelle autre. Or c’est aussi ce qu’exprime, même lorsque cela est scientifiquement faux, l’agrégation de réponses individuelles par la technique de sondage.
- Puisant ses racines dans la philosophie libérale des Lumières, l’idéologie libérale se fonde sur une reconnaissance de principe du citoyen comme acteur compétent, doué de raison, s’intéressant au bien commun et capable, dans une situation de concurrence de se faire une opinion. C’est ce postulat, souvent faux au regard de la réalité sociale mais légitime pour défendre le pouvoir citoyen ou populaire face aux dominations élitaires étatisées que reflètent et reformulent implicitement les sondages d’opinion, en jouant sur la croyance démocratique et en entretenant cette croyance selon laquelle tous les sondés ont une opinion pertinente à exprimer sur toutes les questions posées.
Ce rapprochement s’opère dans la comparaison entre le suffrage universel et la technique des sondages. Le suffrage dit « universel » — qui ne l’a jamais été ! — est le moyen d’expression par excellence des citoyens dans une société libérale car il leur fournit l’occasion d’émettre des avis, égaux, responsables et libres. Comme le remarque Padioleau, ce modèle du suffrage universel se retrouve fréquemment en arrière-plan des justifications des sondages. Il se recouvre explicitement dans les textes de Lancelot et Ozouf.
Lancelot attribue notamment trois vertus politiques à l’usage généralisé des sondages :
- Ils peuvent permettre une intervention du public dans la présélection des candidats, idée que Lacroix reprend à son compte 17.
- Ils peuvent permettre l’expression d’un contrôle des gouvernants entre les élections. Ozouf remarque également que la fréquence des sondages permet de recueillir des informations sur les retournements de l’opinion que les élections nécessairement espacées ne donnent pas.
- Ils peuvent rectifier les déformations des scrutins majoritaires en redonnant à une opposition minorée par ces scrutins une représentation (dans les sondages) proportionnelle à son poids réel.
Les critiques adressées aux sondages peuvent dès lors être rejetées au même titre que celles adressées au suffrage universel :
- L’imposition de problématique que l’on reproche aux sondages vaut aussi pour les élections et, ajoute Ozouf, pour les mobilisations collectives (grève, manifestation...).
- L’agrégation d’opinions non équivalentes reprochée aux sondages vaut aussi pour les élections. On ne mesure pas, remarque Ozouf, l’intensité des réponses oui / non à un référendum, pour autant personne ne critique l’intérêt de la sociologie électorale.
- Le non traitement des non-réponses, on l’a vu, pose des problèmes similaires dans le cas des élections et des sondages, avec cette différence, remarque Ozouf, que l’on peut connaître plus facilement certaines caractéristiques de ceux qui ne répondent pas aux sondages plutôt que celles de l’abstention aux élections.
3.2- Les participations croisées de l’industrie du sondage (sociologues, sondeurs, journalistes)
Développement initial par des sociologues et politologues — Comme le remarque Patrick Champagne (« Le cercle politique. Usages sociaux des sondages et nouvel espace politique », 1988 18), la technique des sondages a été inventée par des chercheurs mais surtout développée socialement par des sociologues et politologues trouvant là un nouveau débouché professionnel, en dehors de la recherche, comme experts, analystes, commentateurs de la vie politique, dans les entreprises médiatiques notamment, puis comme conseillers politiques, dans les partis et cabinets ministériels, puis en communication politique dans les sociétés de conseil... Les politologues ont pu ainsi cesser de produire une connaissance qui était affligée d’un « toujours en retard » sur l’événement (le commentaire des résultats électoraux se faisant après la bataille, parfois longtemps après, pour prendre le temps de faire le travail d’analyse complexe sérieusement) pour produire une connaissance « just in time » supposée immédiatement utile même si elle l’est scientifique très peu, en particulier pendant la période de suspens électorale qui est celle, avant toute élection, où la tension émotionnelle accroît l’envie de « savoir », augmentant ainsi la demande solvable d’anticipations, de prévisions, toujours très demandées même lorsqu’elles sont astrologiques.
Développement commercial avec les instituts de sondages — À l’intérêt commercial des politologues s’ajoute et se relie étroitement l’intérêt commercial évident des entreprises lucratives que sont les instituts de sondage d’opinion — souvent créés par des politologues ou intégrant leurs prestations comme mode de validation des résultats — à produire et à « créer la demande », selon une filière inversée bien connue par laquelle l’offre crée sa propre demande. Les sondages électoraux et les autres types de sondages (sondages privés, qu’ils soient relatifs à des objets politiques, sectoriels notamment, ou marchands, en marketing notamment) sont étroitement liés dans la naissance de l’industrie des sondages : le sondage électoral, et surtout ses prédictions spectaculaires des premiers temps — où le très petit nombre de sondages permettait encore, il y a cinquante ans, de ne faire (re)connaître que ceux dont les prédictions étaient vérifiées a posteriori (toutes les prédictions sondagières démenties pouvaient encore rester discrètement dans les tiroirs) — a servi de validation générale de cette technique centrale de l’industrie sondagière pour les différents segments de marché qui l’intéressent et dont le segment électoral est très loin d’être le plus important pour concernant son chiffre d’affaires global mais a surtout eu une importance symbolique dans le développement historique de l’industrie elle-même.
Utilisation rapide et croissante par les journalistes — Enfin, un troisième intérêt marchand s’associe étroitement aux deux précédents, celui des entreprises de journalisme développées à partir de formations professionnelles très proches des sociologues et politologues, recourant fréquemment à l’expertise de ceux-ci comme modalité d’expression indirecte des choix journalistiques : faire parler un scientifique, un expert, pour lui faire dire ce que le journaliste veut dire sans assumer lui-même l’expression de la subjectivité du propos. L’idéal d’une certaine conception de l’objectivité pouvant aller jusqu’à dire ce que l’on veut dire en le faisant dire par d’autres, via le commentaire « par d’autres » — professeurs de science politique —, de résultats d’une enquête produite « par d’autres » — institutions de sondage d’opinion... le choix de l’enquête et de son résultat étant à faire par le journaliste dans la vaste étendue marécageuse des sondages produits chaque jour. L’intérêt journalistique à l’utilisation des sondages d’opinion a ses contraintes spécifiques qui le distingue des deux autres et notamment la contrainte d’actualité : produire de l’information sur l’actualité, c’est produire de l’information « just in time », voire, mieux encore, « just before », ce que permettent de faire les sondages d’opinion pendant les campagnes, et à tout moment de la vie politique démocratique, sans avoir à payer la facture de production très lourde d’investigations journalistiques chronophages et coûteuses. Entre le prix d’un journalisme d’investigation et le prix d’un journalisme de commentaire, il est probable que dans bien des cas, l’arbitrage explique l’intérêt grandissant des mass-médias pour la technique des sondages d’opinion, surtout quand le client-roi s’en satisfait, ou que le client-détrôné reste sans voix pour s’en plaindre. Au supermarché du journalisme, les sondages offrent une gamme de produits à diversification infinie : tous les sujets de la vie quotidienne sont susceptibles de faire l’objet d’une production sondagière-journalistique, donnant l’impression de « produire de l’information » (commenter un résultat de sondage en est une), et dont les coûts de production seront toujours infiniment plus bas que ceux d’une investigation journalistique approfondie.
4- Effets des sondages sur la vie politique
Pour Lacroix et pour Champagne, le principal problème (analytique et politique) que posent les sondages est celui de leurs conditions sociales d’utilisation. De ce point de vue, on peut relever deux transformations qui semblent liées à l’émergence des sondages dans le jeu politique.
La transformation des rapports entre élus et journalistes : les sondages constituent une « arme symbolique » permettant aux journalistes de se poser en égaux des élus pour la représentation du ou des publics. Les journalistes sont pris dans une tension liée à leur présence vis-à-vis de l’élu : celui-ci étant invité à s’exprimer, le journaliste doit le laisser parler, mais, simultanément, les conceptions du métier de journalisme, et probablement aussi les attentes du public, amène le journaliste à être un avocat du public et un interlocuteur, voire un contradicteur de l’élu invité. Dans ce rôle, les ressources du journaliste sont diverses (choix de l’invité, rappel des chiffres officiels ou des arguments d’opposants contre les allégations de l’invité, sélection d’une question posée par un « téléspectateur »). Les sondages se comptent parmi elles et viennent compenser le déficit de légitimité en représentation démocratique du journaliste face à l’élu. L’analyse de Lacroix est éclairante :
Pressés de transformer une présence somme tout contingente (il faut bien qu’il y ait un journaliste) en savoir-faire professionnel (l’art de l’interrogation — les « bonnes questions » — et de la contradiction — les « vérités ») pour se poser en porte-parole (du public qui ne peut intervenir) en face d’un porte-parole jouant naturellement de cette qualité (l’élu est officiellement un représentant du public), les journalistes ne disposent au départ d’aucune ressource de légitimité pour faire jeu égal avec les représentants auxquels ils donnent la réplique. Or l’usage des sondages vient très exactement compenser cette infériorité congénitale, en figurant l’incarnation du « public » juge de l’action de ceux qui parlent en son nom. (...) Les journalistes renouent avec les origines de leur métier lorsque celui-ci n’était pas encore une activité spécialisée : l’intervention dans la vie collective sous l’espèce d’opinions publiées, mais dans des conditions qui n’ont plus la clarté d’autrefois puisque cette intervention se fait désormais sous l’apparence de la neutralité.
La transformation du métier politique :
- Les hommes politiques, candidats et élus, sont les premiers à s’intéresser aux sondages et donc probablement a en être dépendant pour orienter leurs actions. Ceux qui ont intérêt à prendre connaissance de l’état de l’opinion sont sans doute beaucoup plus sensibles que d’autres acteurs sociaux à ces publications. Les dénonciations dont les sondages font l’objet de la part de ceux à qui ils sont défavorables montrent que les hommes politiques sont contraints d’en tenir compte.
- Les sondages constituent aujourd’hui une arme non négligeable dans la compétition politique. Ils peuvent par exemple faciliter le contournement par certains candidats de la sélection partisane des candidats officiels (Michel Rocard / François Mitterrand en 1980/1981, Édouard Balladur / Jacques Chirac en 1995) en jouant de la « popularité » contre les choix internes au parti. Forts de « bons sondages », les candidats donnent une visibilité plus grande à leur candidature et invitent au ralliement tandis que leurs adversaires mal placés risquent la marginalisation.
- Lancelot défendait les sondages au nom de la consultation des citoyens entre les élections. Lacroix remarque qu’ils permettent de maintenir la vie politique dans une campagne électorale permanente dont les journalistes donnent le coup d’envoi après chaque élection, parfois le soir même de la publication des résultats. La distinction entre communication électorale et communication gouvernementale est souvent difficile à faire.
- Dans ce contexte, la carrière d’un homme politique paraît moins déterminée par les projets dont il est porteur — et qui l’opposent à d’autres projets — que par ses capacités à cultiver des propriétés d’image qui le rendent intéressant pour ce public particulier que sont les journalistes, arbitres en dernière instance, des invitations à comparaître devant le public télévisuel.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Déconstruction de l’« opinion publique » selon les sondages »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 3 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 59