La rationalité du décideur repose classiquement sur plusieurs hypothèses conjointes :
- Il est possible d’identifier un acteur responsable de la décision, le « décideur ».
- Cet acteur a des objectifs clairs et relativement stables.
- Il est capable de passer en revue et d’évaluer au regard de ses objectifs toutes les solutions possibles pour ne retenir finalement que la meilleur.
La première hypothèse peut déjà être tenue pour falsifiée par les observations précédentes sur la polyarchie. Les autres l’ont été par les travaux de microsociologie de la décision.
Rationalité limitée — Les deux autres l’on été par de nombreux travaux, notamment ceux de Herbert Simon (Models of Man : Social and Rational, 1957 ; Administrative Behavior. A Study of Decision-Making Process in Administrative Organisation, 1957).
- L’information du décideur est toujours incomplète, notamment en ce qui concerne la connaissance des différentes options possibles et de leurs effets dans le futur.
- Par manque de temps, d’imagination, de ressources et d’attention, les décideurs ne balayent en fait qu’un nombre restreint d’hypothèses et le font de manière séquentielle.
- Ils vont s’arrêter au premier cas satisfaisant sans aller jusqu’à une recherche systématique de la solution optimale ; du reste, comment définir un optimum lorsque les préférences sont floues, les critères controversés et les informations insuffisante et contradictoires ?
Incrémentalisme disjoint — Ce modèle de la rationalité limitée des décisions a été prolongé par Charles Edward Lindblom (« The science of “Muddling through” », 1959). D’après lui, le décideur suivrait habituellement une stratégie qu’il appelle l’« incrémentalisme disjoint » : le processus de décision est essentiellement une forme de négociation et d’arrangement mutuel entre les acteurs. Le compromis est au cœur de ce processus qui se caractérise par des comportements comme :
- ne pas s’identifier personnellement à une solution (trop partisan, risque de perdre) ;
- agir chaque fois qu’une opportunité se présente au lieu de chercher à forcer le passage :
- accepter de traiter de problèmes anodins ou périphériques pour avancer pas à pas ;
- être prêts à faire des concessions et des échanges avec les autres acteurs ;
- multiplier les alliances avec d’autres joueurs sur de multiples points ;
- etc.
Modèle de la poubelle — Sont exprimées plus fortement encore par le modèle du « Garbage can » élaboré par G. March et J. Olsen, (« The New Institutionnalism. Organisational Factors of Political Life », American Political Science Review, 1984, G. March, Décisions et organisations, 1988). Les auteurs parlent des « anarchies organisées » pour évoquer les organisations caractérisées par des préférences incertaines, une technologie floue et une participation fluctuante
. Le processus décisionnel prend une tournure chaotique où se juxtaposent dans le plus grand désordre (comme dans une poubelle) les éléments traditionnels de la décision (problèmes, solutions, acteurs, occasions de choix). On trouve dans ces configurations des problèmes de tous ordres (individuels ou collectifs, généraux ou spécifiques), des solutions qui n’ont pas besoin de problèmes pour être proposées, des participants qui vont et viennent et des occasions de choix inattendues.
Finalement, la rationalité limitée de l’acteur, la complexité et la fluidité de la plupart des conjonctures de décision, le caractère chaotique de tout processus décisionnel de politique publique rendent bien improbable la maîtrise par certains de ces processus. Cette maîtrise paraît encore plus improbable si l’on sort de la microsociologie pour considérer la diversité des perceptions et prescriptions qui s’expriment et se concurrencent dans une configuration de politique publique.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - La rationalité limitée de la connaissance et de l’action »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 4 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 81