La thèse de la marginalité des populations est présente dans les sources d’inspiration du schéma directionniste tend du côté « élitiste » que du côté « marxiste » et se trouve renforcée par les critiques contemporaines de l’espace public (Habermas) et de l’opinion publique (Bourdieu, Champagne).
Les « moutons de Panurge » — L’expression est de Joseph Schumpeter (Capitalisme, socialisme et démocratie, 1947) qui conteste la théorie démocratique classique selon laquelle le “peuple” se formerait une opinion précise et rationnelle sur chaque problème spécifique et donnerait — en démocratie — effet à cette opinion en désignant des “représentants” chargés de veiller à ce que ses volontés soient mises à exécution
1. Contre cette présentation, il insiste sur le rôle des états-majors politiques qui maîtrisent à la fois la désignation des candidats aux élections et l’expression des demandes sociales dans l’espace politique. Charles Edward Lindblom (The Policy Making Process, 1968) poursuit et confirme les analyses schumpéterienne sur ces deux points : le vote permet aux électeurs d’intervenir (candidats pré-choisis par les leaders) uniquement dans la désignation de ceux qui vont faire les politiques mais pas sur l’orientation de ces politiques . En outre, l’agenda politique échappe à la population : les demandes sociales ne s’expriment réellement que si des leaders politiques acceptent de les prendre en charge. Maîtrise de l’agenda, observée par Joseph Schumpeter :
C’est le premier ministre qui choisit, dans le flot incessant des problèmes en instance, ceux qu’il se propose de convertir en problèmes parlementaires.
Lindblom distingue les « enjeux ordinaires » (ordinary political issues) des « enjeux fondamentaux » (primary issues) ; le traitement des premiers est routinisé et échappe à la population. Sur les enjeux fondamentaux, les citoyens se prononcent en fonction de l’offre politique maîtrisée par les leaders dont ils restent ainsi dépendant.
L’espace public de représentation — La distinction et l’écart entre gouvernants et gouvernés ainsi que la marginalité de ces derniers se trouvent mises en exergue par la critique de l’espace public contemporain (L’espace public, 1962). Pour lui, la grande masse des lecteurs et auditeurs des mass-médias s’enfoncent dans la passivité amorphe et ludique de simples consommateurs exprimant leurs goûts et attirance vis-à-vis de produits de masse, culturels et politiques, qui leur sont présentés :
Le public s’est scindé d’une part en minorités de spécialistes dont l’usage qu’ils font de la raison n’est pas publiques et d’autre part en cette grande masse des consommateurs d’une culture qu’ils reçoivent par l’entremise des médias publics 2.
Il ajoute plus loin :
Et le consensus qui résultait d’un usage public de la raison cède le pas au compromis non public qu’on arrache ou tout simplement qu’on impose.
Ainsi, l’espace public semble redevenu l’espace public de représentation de l’époque médiévale, époque durant laquelle les élites se donnaient en spectacle aux masses.
La critique de l’« opinion publique » — Cette analyse se prolonge avec la critique de l’« opinion publique » par Pierre Bourdieu (« L’opinion publique n’existe pas »,1972 3). L’auteur signifie ainsi que l’« opinion publique » ne présente pas ce caractère d’évidence que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son existence
(p.234). Mais elle existe effectivement en tant que produit de l’activité de ces derniers dont Pierre Bourdieu critique les trois présupposés servant de support intellectuel à leur industrie :
-
Toute enquête d’opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion
alors que la capacité d’émettre une réponse est inégalement partagée et socialement déterminée et que la question posée n’a pas nécessairement été un objet de réflexion du sondé sommé d’exprimer dans l’urgence une « opinion ». -
On suppose que toutes les opinions se valent
alors que la réalité des rapports de force politiques que les sondages prétendent parfois décrire dépend souvent du degré de conviction et mobilisation de certaines opinions, degré que les sondeurs ne mesurent pas. -
Dans le simple fait de poser la même question à tout le monde se trouve impliquée l’hypothèse qu’il y a un consensus sur les problèmes
alors que ce fait témoigne simplement de l’autorité de ceux (clients et producteurs) qui sont en mesure de décider de l’importance de telle ou telle question.
Le débat public manipulé — Il est probable, considère B. Lacroix 4, que les questions « importantes » sont avant tout celles qui importent aux yeux du personnel politique et médiatique ; un effet des sondages est donc d’escamoter les divergences d’opinion sur l’importance des problèmes entre représentants et représentés, sondeurs et sondés. Plus largement, l’analyse sociologique que fait Patrick Champagne des débats politiques à la télévision 5, des pratiques et usages sociaux des sondages d’opinion 6 et des manifestations de rue 7 montre une sophistication croissante non pas des processus de participation élargie à la politique ou aux politiques mais une sophistication des « technologies sociales » visant à faire croire que l’on donne la parole au peuple quand le jeu politique est en fait de plus en plus une affaire de spécialistes faisant parler l’opinion au gré de leurs stratégies 8.
Dans cette perspective d’interprétation et d’analyse, les travaux sur l’agenda politique et sur les débats publics mettent l’accent sur les efforts de cadrage des débats, d’imposition d’enjeux politiques et sur les stratégies visant à sortir certains enjeux de l’agenda politique (agenda denial)
Jérôme VALLUY‚ « Segment - La marginalité du grand public (schéma directionniste) »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 30 avril 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 85