La mise en œuvre désigne la phase d’une politique publique pendant laquelle des actes et des effets sont générés à partir d’un cadre normatif d’intentions, de textes ou de discours.
Y. Mény et J.C. Thoenig font suite à l’hypothèse d’intentionnalité conforme à leur définition initiale des politiques publiques. Pourtant, tous les travaux qu’ils présentent, montrent que le « cadre normatif d’intentions » s’il existe — ce dont on peut douter au regard de ce que nous avons vu jusque là — tend à se dissoudre dans le processus dit de mise en œuvre.
« Approche descendante » (top-down approach) — Cette expression désigne un type d’analyse reposant sur une hypothèse d’intentionnalité et consistant à étudier la mise en œuvre d’une politique en prenant pour point de départ une décision (ex. : une loi) émanant du centre (ex. : niveau fédéral, Congrès et Maison Blanche) et à étudier les effets concrets qu’elle produit dans les niveaux subnationaux (États fédérés, localités...). L’étude la plus connue est celle de J. Pressman et A. Wildavsky (Implementation, 1973 1) qui constatent l’écart entre les intentions initiales des décideurs et ce que l’on observe durant la mise en œuvre. De Washington à Oakland, rien ne se déroule tout à fait comme prévu. Un certain pessimisme se dégage de cette étude quant aux possibilités de gouverner effectivement notamment à partir de Washington : qui pourrait gouverner des réseaux et systèmes d’action aussi denses, aussi complexes et finalement aussi imprévisibles ?
« Approche ascendante » (bottom-up approach) — L’approche descendante a été critiquée dans ces prémices et sa démarche. Les tenants de l’« approche ascendante 2 », spécialisés eux aussi sur l’étude de la mise en œuvre, reprochent aux précédents de sous-estimer a priori la multiplicité des acteurs impliqués, le caractère non coordonné de leurs actions, le pouvoir des agents subordonnés (détournement des ressources, déformation des objectifs, dissimulation aux contrôles extérieurs...) pour les découvrir a posteriori et les interpréter comme des anomalies alors qu’il s’agit là de phénomènes sociologiquement normaux (réguliers). Ces critiques aboutissent à proposer une analyse dite « bottom-up » qui parte non pas d’une décision donnée ou de l’activité d’une institution mais de l’étude des interactions et systèmes d’action concrets des divers acteurs publics et privés activement concernés par un problème politique (reconstruction de systèmes d’action complexes...).
Usages sociaux du droit — Cette conception « bottom-up » de la mise en œuvre comme simple prolongement aléatoire du processus décisionnel se retrouve étayée dans de nombreuses études de sociologie du droit. Contre les analyses positiviste du droit, elles montrent que la règle juridique ne fonctionnement pas au concret comme une contrainte entravant le libre jeu des acteurs (commandement / exécution / sanction) mais comme une ressource parmi d’autres qu’ils utilisent pour atteindre leurs objectifs. De ce point de vue, bien exposé par P. Lascoumes, la mise en œuvre des politiques publiques s’accomplit, comme l’interprétation du droit effectuée par les juges, dans une “tension dialectique” entre le projet du législateur, les ressources juridiques instituées et les conditions locales de leur mobilisation par les acteurs en situation
3.
« Phénomène bureaucratique » — Ce caractère relativement « flou » du droit (Delmas-Marty) a pour corréla l’action perturbatrice de ces organisations façonnées par le droit que sont les bureaucraties publiques. Dans le schéma interactionniste, elles interviennent toujours au stade de la mise en œuvre d’une politique comme une source irréductible d’incertitudes et de déformation. Les travaux de Renate Mayntz 4 ont souligné qu’elles ne sont jamais de simples instruments entre les mains des gouvernants qui dépendent, dans bien des domaines, de l’expertise des administrations. En France, l’analyse par Michel Crozier, du « Phénomène bureaucratique » (1963), permet de comprendre, par la modélisation du « cercle vicieux bureaucratique », la logique propre des administrations publiques et leur résistance au changement. L’application effective d’une politique
, remarque R. Mayntz, est toujours le résultat d’une combinaison où interviennent les caractéristiques du programme, le comportement des organismes d’exécution et les réactions du groupe cible
5. Interactionnisme typique qui voit se construire la politique comme un « effet de composition ».
« Flux tourbillonnaires » — Ces analyses de sociologie du droit et des administrations, la découverte du rôle crucial d’agents subordonnés, les effets de « séquences » abolissent toute frontière analytique entre décideurs et exécutants, entre élaboration et mise en œuvre. Ce constat est évoqué par E. Monnier qui parle de « flux tourbillonnaires ». F. Ost et M. Van de Kerchove parlent de « boucles étranges » et de « hiérarchies enchevêtrées » 6. P. Lascoumes reprend à son compte ces analyses en distinguant d’une part des « boucles étranges » dans l’application du droit (activité d’interprétation, de traduction par lesquels des « subalternes » insufflent leurs objectifs propres) et dans la transformation du droit qui vient fréquemment formaliser a posteriori les réponses concrètes identifiées et apportées par les metteurs en œuvre, sous influence éventuellement des groupes d’intérêts locaux.
Dans ces « flux tourbillonnaires » que sont les politiques, les initiatives viennent de toutes parts, les reformulations sont permanentes et démultipliées à chaque niveau de gouvernement et, plus que jamais, on peut douter que quelqu’un ou quelques uns puissent maîtriser ces processus.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Les aléas de la mise en oeuvre des politiques »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 3 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 86