En France la notion d’État-providence semble apparaître au milieu du XIXe siècle, au tout début du Second Empire. C’est alors une notion polémique avec une connotation très péjorative. L’État-providence est perçu par ceux qui le dénoncent comme le symptôme d’une société vidée des solidarités traditionnelles des corps intermédiaires : famille, corporations, églises.
- La fonction protectrice de la famille était autrefois beaucoup plus développée qu’aujourd’hui que ce soit pour les enfants, les personnes âgées, les handicapés et les adultes en difficulté. Les prises en charge d’orphelins par la parentèle éloignée, des vieux par les enfants, le soutien collectif des malades jusqu’à leur mort, les solidarités entre composantes familiales éloignées face aux mauvaises récoltes, pillages et famines faisait partie du fonctionnement ordinaire de la famille.
- En outre, la corporation de métier a joué un rôle important en milieu urbain dès le Moyen Âge et jusqu’à la Révolution. Elle organisait une mutualisation — souvent a posteriori —des risques sociaux entre les membres de la confrérie professionnelle. L’aide à la veuve et aux orphelins d’un membre de la corporation décédé, le soutien en cas d’ennuis judiciaires, la protection face à de menaces physiques constituaient la contrepartie des devoirs et contraintes acceptés par les membres au profit de la corporation.
- La charité organisée par les églises constituait une autre composante de la solidarité traditionnelle au profit notamment de ceux qui ne pouvaient pas compter sur des soutiens familiaux. L’hospice pour les vieillards, l’hostellerie des monastères pour les marginaux, les hôtels-Dieu pour les malades et les léproseries pour les lépreux sont autant d’institutions caritatives religieuses assurant une protection sociale subsidiaire par rapport à la famille et à la corporation. Cette forme de protection sociale était assurée essentiellement par des dons et des legs justifiés par les croyances religieuses (préparer son salut éternel en étant agréable à Dieu par de tels dons).
La notion d’État-providence exprime une dénonciation à la fois de l’accroissement de l’État (libéralisme économique) et de la montée en puissance de l’individualisme au détriment des solidarités traditionnelles (traditionalisme politique). L’accusation provient de courants multiples qui semblent s’accorder sur ce diagnostic tout en ayant des analyses qui peuvent être très divergentes par ailleurs quant à la société souhaitée : théoriciens (néo)libéraux ou traditionalistes anti-révolutionnaires ou mutualistes anti-étatistes. Le principal accusé est la Révolution française : elle serait à l’origine d’une philosophie politique à la fois individualiste et étatiste, ne laissant place à aucun corps intermédiaire entre l’individu et l’État. Ces corps intermédiaires (liens familiaux, solidarités religieuses, corporations de métier, communauté villageoise, associations de secours mutuelles, etc) disparaissant, l’État est progressivement obligé de s’y substituer et d’être la providence des plus démunis.
Les recherches françaises situent généralement la naissance de cette critique et de la notion d’État-providence au milieu du XIXe siècle. Par exemple : André Gueslin 1 en situe l’origine dans un texte de 1861 : cette année-là, l’Académie des Sciences Morales et Politiques choisit comme sujet de concours « L’extinction du paupérisme ». Émile Laurent, théoricien du mutualisme, participe au concours. Son texte, intitulé Le paupérisme et les associations de prévoyance (revu et édité en 1865 2) semble marquer la première apparition du néologisme avec une forte connotation négative :
L’initiative individuelle vaudra toujours mieux, même avec l’erreur, que l’État-providence.
Et il ajoute :
Le remède dont le germe vivifiant et souverain ne nous semble se trouver que dans la libre expansion de l’initiative individuelle et dans le mobile volontaire, le progrès que nous voyons seulement dans l’essor de la liberté et de la responsabilité de chacun, des écoles nombreuses les ont placés dans des systèmes, dont le caractère commun est d’amoindrir l’activité particulière et d’accroître, outre mesure, les attributions de l’État, érigé en une sorte de Providence. Tendance déplorable qui, malheureusement, répond trop aux habitudes invétérées de notre pays (...).
Il entreprend ensuite de défendre le droit absolu de chacun de disposer de soi, sans qu’aucun pouvoir discrétionnaire puisse assujettir le droit à une prétendue nécessité d’assurer la prospérité collective
. L’interprétation de ce texte est délicate : une erreur serait de la réduire à une simple expression (néo)libérale alors que l’auteur, si l’on considère l’ensemble de l’ouvrage, préfigure une position « mutualiste » qui sera durablement présente, à proximité du mouvement syndical, dans les résistances à l’étatisation de la protection sociale ; en particulier parce que les mutuelles assurent cette fonction de protection sociale, indépendamment de l’État, ce qui peut être perçu comme un facteur d’indépendance des classes populaires. Mais cette critique coïncide, par certains aspects avec la critique libérale de l’État et les usages politiques de la notion d’État-providence masquent souvent les différences entre les divers courants. Elle sera reprise trois ans plus tard, par Émile Ollivier, député républicain (rallié à l’Empire), dans son rapport sur la loi du 25 mai 1864 annulant la loi Le Chapelier 4 :
Nous saisissons (...) dans cette théorie exposée par Le Chapelier, l’erreur fondamentale de la Révolution française (...). De là sont sortis les excès de la centralisation, l’extension démesurée des droits sociaux, les exagérations des réformateurs socialistes ; de là le procès de Babeuf, la conception de l’État-providence, le despotisme révolutionnaire sous toutes ses formes.
La notion d’« État-providence » faisait l’objet, il y a un peu plus d’un siècle et demi, l’objet d’usages polémiques : elle servait à dénoncer une tare, à railler une pathologie, à mépriser une évolution historique. Qu’en est-il en 2015 ? Les dictionnaires usuels récents répondent à cette question.
Celui de l’Académie française dans sa 9e édition (1986-2011) :
PROVIDENCE, n. f.
2. Par exag. POLIT. En apposition. État-providence, au XXe siècle, expression parfois employée de manière polémique pour désigner une société où l’on attend des pouvoirs publics qu’ils subviennent à la protection et à tous les besoins des administrés.
La notion était absente de la 8e édition (1932-1935).
Dans le dictionnaire en ligne le Trésor de la Langue Française, la notion apparaît dans des citations :
PROVIDENCE, subst.fém.
Sous-section C, al.2
En appos. ou en compos. « Jimmy Carter (...) ne croit pas à l’État-Providence ni aux subventions massives pour remédier à tous les maux » (L’Express, 17 mai 1976, p. 78, col. 2)
QUIET, QUIÈTE, adj.
Sous-section A, al.2
« Les hommes s’abâtardissent dans la quiète certitude d’un état-providence qui les protégera de tous les risques de l’existence, et renoncent à leur libre arbitre » (Univers écon. et soc., 1960, p. 1-10)
SYNDROME, subst.masc.
al.2
« À leurs yeux, le gouvernement devra constamment naviguer entre deux périls : d’un côté, la « tentation saint-simonienne » et le désordre dans les entreprises ; de l’autre, le syndrome « Armée du Salut » et l’enflure de l’État-providence à la mode britannique » (Le Nouvel Observateur, 18 juill. 1981, p. 30, col. 2)
Excès de subventions publiques, excès de protection sociale, excès d’expansion étatique : à la fin du XXe siècle comme au milieu du XIXe siècle, la notion d’État-providence sert à dénoncer l’excès d’État et d’interventions étatiques tendant à protéger la population des aléas de la vie et de la société.
Le débat en France a été particulièrement marqué, depuis vingt-cinq ans, par un auteur, Pierre Rosanvallon, et surtout par son ouvrage intitulé La crise de l’État-providence 5. Il sert encore, en 2015, de source principale à l’article — d’assez bonne qualité, mais discutable — du Wikipédia francophone consacré à cette notion 6 et à celui du site gouvernemental Vie Publique 7 :
L’expression “État-providence” désigne l’ensemble des interventions de l’État dans le domaine social, qui visent à garantir un niveau minimum de bien-être à l’ensemble de la population, en particulier à travers un système étendu de protection sociale. On l’oppose couramment à celle d’“État gendarme ou protecteur”, dans laquelle l’intervention de l’État est limitée à ses fonctions régaliennes. Cependant, d’après Pierre Rosanvallon, l’État-providence en est, en réalité, “une extension et un approfondissement”.
Par comparaison, il est frappant de constater que l’Encyclopédie Canadienne (1985/2013) propose une présentation inspirée de la bibliographie anglophone sensiblement différente 9. La définition initiale est similaire :
(...) trois types d’activités caractérisent l’État-providence : il assure un revenu minimum ; il prévient l’insécurité résultant de ces “éventualités” que sont la maladie, la vieillesse et le chômage ; il offre à tous les membres de la société un vaste choix de services sociaux
Mais la suite de l’article signale les divergences politiques à ce sujet, notamment la critique conservatrice de l’État-providence, ainsi que l’historique des luttes politiques relatives aux diverses conceptions de l’État-providence.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - « État-providence » »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 24 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 91