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Cette notice a été réalisée par Hélène Le Dantec-Lowry dans le cadre du projet Sorbonne Paris Cité « Écrire l’histoire depuis les marges » (EHDLM).


Hélène Le Dantec-Lowry

Hélène Le Dantec-Lowry est professeure de civilisation américaine à l’Université de la Sorbonne Nouvelle. Elle est spécialiste de l’histoire culturelle et sociale des Noirs et des femmes aux États-Unis (XIXe-XXe siècles). Elle est également rédactrice en chef de la Revue française d’études américaines. Ses publications incluent De l’esclave au Président. Discours sur les familles noires aux États-Unis (CNRS Éditions, 2010) ; Generations of Social Movements : Remembering the Left in the US and France (Routledge, 2016), avec Ambre Ivol ; Writing History from the Margins : African Americans and the Quest for Freedom (Routledge, 2016), avec Claire Parfait et Claire Bourhis-Mariotti.




Références de citation

Le Dantec-Lowry Hélène (2018). “Dorothy B. Porter (1905-1995), une bibliothécaire au service de l’histoire des Noirs aux États-Unis”, in Le Dantec-Lowry Hélène, Parfait Claire, Renault Matthieu, Rossignol Marie-Jeanne, Vermeren Pauline (dir.), Écrire l’histoire depuis les marges : une anthologie d’historiens africains-américains, 1855-1965, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-01-2 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Dorothy-B-Porter-une-biblio (...))

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Notice de la traduction de Laurent Vannini
Dorothy B. Porter, « Sarah Parker Remond, abolitionniste et femme médecin »
« Sarah Parker Remond, Abolitionist and Physician », The Journal of Negro History 20, n. 3, juillet 1935, p. 287-293.


Introduction

Même si c’est surtout à partir des années 1940 qu’on note un intérêt plus marqué pour l’histoire des Noirs aux États-Unis de la part des historiens blancs, dans les années 1930 déjà, cette histoire prenait de l’ampleur : d’abord par l’interview d’anciens esclaves dans un projet du gouvernement fédéral pendant le New Deal, le Writers’ Project du Works Progress Administration, qui permit de mettre au jour l’expérience de l’esclavage ; ensuite par la réponse d’historiens noirs à l’idée alors répandue que les Africains-Américains ne possédaient ni histoire, ni culture. Parmi ces historiens, Carter G. Woodson publia ainsi The Mis-education of the Negro (1933 1), s’efforçant de contrer les historiens du Sud qui revisitaient le mythe de la « Cause perdue 2 » pour redonner une image positive au Sud sécessionniste. Un peu plus tard, l’historien blanc Melville Herskovits écrivait The Myth of the Negro Past (1941 3) pour souligner les racines africaines d’une culture africaine-américaine bien spécifique 4.

Les années 1930, celles de la Grande Dépression, furent particulièrement difficiles pour les Africains-Américains, y compris pour les femmes noires qui, malgré tout, connurent quelques avancées. Ainsi, en 1935, l’éducatrice et activiste Mary McLeod Bethune fondait le National Council of Negro Women, une association d’entraide destinée aux Africaines-Américaines et, en 1937, au moment de la Renaissance de Harlem, l’écrivaine Zora Neale Hurston publiait son roman Their Eyes Were Watching God 5. Parallèlement, il était toujours difficile pour la majorité des Noires, toutes classes sociales confondues, de faire des études, notamment dans l’enseignement supérieur. Jusqu’aux années 1950, malgré l’arrêt Brown de la cour Suprême en 1954 sur la déségrégation à l’école, les femmes noires, malgré quelques exceptions nous le verrons, eurent en effet peu accès à l’université et surtout à des diplômes avancés 6. Comme le rappelle Pero Dagbovie, pendant la période dite de « Jim Crow » les femmes noires éduquées étaient socialisées pour travailler avant tout dans des professions vues comme « féminines », en tant que secrétaires, enseignantes, infirmières et bibliothécaires 7, comme ce fut le cas pour l’auteur de cet article, Dorothy Porter (1905-1996 8). Par ailleurs, la vaste majorité des étudiants noirs étudiaient dans des universités noires (Historically Black Colleges 9).

Si les historiens professionnels étaient avant tout des hommes, Dagbovie rappelle que les bibliothécaires telles Dorothy Porter contribuèrent grandement à l’écriture de l’histoire des Noirs aux États-Unis et dans la diaspora par leur travail de collecte d’informations et la constitution d’archives 10. Dorothy Porter écrivit aussi divers essais touchant à des sujets en histoire africaine-américaine et faisait partie, en ce sens, des femmes noires qui écrivirent et publièrent avant les années 1950, et ce en dehors de toute formation formelle dans ce domaine. Elle s’inscrivait alors dans une tradition d’écriture de l’histoire africaine-américaine, dans un contexte marqué par la ségrégation 11, comme nous le verrons avec cet article de 1935 qui porte sur une abolitionniste noire du Nord, Sarah Parker Remond, à une époque où l’on mentionnait encore rarement les contributions des femmes noires à la lutte contre l’esclavage ou leur rôle dans l’histoire africaine-américaine ou celle des États-Unis en général.

Dorothy B. Porter et les collections sur les Noirs à Howard University

Née en 1905 à Warrenton en Virginie dans une famille de la bourgeoisie noire — son père, avide lecteur et érudit, était médecin — Porter étudia en 1923 dans une École normale pour Noirs (Minor Normal School 12) de Washington pour se former à l’enseignement. Elle s’inscrivit à Howard University, université noire, en 1926, et y reçut en 1928 un diplôme de second cycle (B.A.) avant de partir pour New York et préparer un second diplôme de deuxième cycle (BLS) en 1931 puis un Master (MS) en bibliothéconomie (library science) en 1932 à Columbia University, où elle fut la première Noire à obtenir ce master. Au cours de ces années, elle put travailler comme bibliothécaire en lycée, puis dans différentes bibliothèques à New York et Washington. Forte de cette expérience, elle fut recrutée, dès 1930, par Howard University comme responsable de la collection des productions par des Noirs. Porter, bibliothécaire, mais aussi chercheuse (scholar librarian), effectuait de nombreuses tâches qui allaient bien au-delà des définitions étroites du rôle de bibliothécaire, dont l’emploi était réservé à la fin du XIXe siècle à des hommes blancs lettrés et diplômés et socialement privilégiés, tandis que, plus tard, ces mêmes hommes furent les seuls à avoir accès à des postes de conservateurs.

Comme le note Cheryl Knott, Dorothy Porter, nommée à la tête des collections de la bibliothèque de son université, occupa longtemps un emploi rarement accessible pour une femme, d’autant plus une femme noire, même si c’était dans une institution africaine-américaine 13. Elle avait obtenu ce poste alors que la Grande Dépression avait un impact particulièrement délétère pour les Noirs et, avant tout, ceux de la classe ouvrière et du secteur tertiaire 14. Paula Giddings indique que les Africaines-Américaines des couches sociales plus aisées enregistrèrent néanmoins quelques progrès visibles et représentaient ainsi un nombre croissant des diplômés des collèges et universités noires 15. Ceci à un moment, dans les années 1930 puis surtout dans les années 1940, où les universités noires se développaient très vite et quand les grèves des étudiants dans les années 1920 y avaient conduit leurs administrations à transférer le contrôle d’institutions telles que Fisk University ou Howard University à des professeurs noirs 16.

À Howard, Porter fut chargée notamment de trier et cataloguer le legs de Jesse Moorland, un pasteur noir, ancien étudiant de Howard, qui avait été à la tête de la branche locale de la Young Men’s Chistian Association (YMCA) et fut cofondateur de l’Association for the Study of Negro Life and History (ASNLH) avec l’historien Carter G. Woodson 17. Ce legs consistait en 3 000 documents, principalement des livres et des périodiques publiés par des Africains-Américains. Plus tard, en 1946, la bibliothèque ajouta le fonds Spingarn à ses collections, après l’acquisition de la bibliothèque privée d’Arthur B. Spingarn (1878-1971), un collectionneur blanc qui avait été avocat et avait participé activement au combat pour l’égalité des Noirs, notamment comme membre de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), organisation en faveur des droits civiques créée en 1909. Sa collection comportait notamment un grand nombre d’ouvrages, souvent des éditions rares, par des auteurs noirs, y compris d’Amérique latine — des Cubains et Brésiliens par exemple. La bibliothèque s’appelle d’ailleurs le Moorland-Spingarn Research Center et comprend également d’autres legs que celui de Spingarn, dont celui de l’abolitionniste blanc Lewis Tappan 18.

Au-delà de ces legs, Dorothy Porter, qui travailla longtemps seule sans aucun soutien financier de son université ou presque, trouva pourtant divers moyens de rassembler et de gérer — avec manifestement beaucoup d’enthousiasme et de générosité — des documents pour sa bibliothèque en contactant libraires (book dealers), éditeurs et amis, en allant à des ventes aux enchères, en « suppliant » des auteurs de lui donner leur(s) ouvrage(s) pour sa collection et en parcourant les ventes privées, du type « vide-grenier ». Elle dit d’ailleurs de son travail, une fois arrivée à Howard University :

Je n’avais ni personnel, ni financement et j’ai dû mendier et mendier encore et aussi chercher des livres dans des sous-sols et partout où je pouvais en trouver […]. Mon travail consistait à rassembler ce qui était déjà sur place puis à acquérir tout ce que je pouvais ailleurs – auprès de libraires et amis, par tous les moyens, sauf le vol 19.

Quand elle avait un peu d’argent, elle achetait des livres, non seulement aux États-Unis, mais aussi au cours de ses voyages en Europe et en Afrique. Le président de son université, Mordecai Johnson lui faisait par ailleurs don de livres qu’il recevait. Au fil des années, elle réussit aussi à obtenir des cartons d’archives diverses de personnages noirs éminents, dont par exemple une partie des archives de Mary Church Terrell 20. Les contacts qu’elle avait accumulés au cours de ses années d’étude et de ses emplois dans différentes bibliothèques, y compris pendant la Renaissance de Harlem, lui permirent d’acquérir ainsi des documents inestimables qui ajoutèrent beaucoup au caractère exceptionnel des collections de l’université. Bref, comme le rappelle Cheryl Knott, « les livres qu’elle intégra à la collection fragmentée de la Moorland Foundation Library en augmentaient la cohésion » et en firent l’une des plus importantes collections des États-Unis sur les Africains-Américains 21. En 1958, elle persuada son université d’acheter la collection de musique noire d’Arthur Springarn, composée notamment de nombreuses partitions, diversifiant ainsi un fonds qui allait bien au-delà des seuls ouvrages imprimés et qui comprenait plus de 180 000 pièces lors de son départ à la retraite en 1973. En plus des ouvrages académiques par des auteurs noirs, des journaux et périodiques ou encore des mémoires de master et des thèses des étudiants de l’université — soit des sources classiques pour une bibliothèque universitaire ouverte aux étudiants et aux chercheurs — cette collection incluait également documents sur et par des éducateurs et des artistes, sources en histoire orale, photographies et documents sonores. Comme le rappelait Porter elle-même dans un discours du 13 février 1957, au Morgan State College de Baltimore à l’occasion de la célébration de la « Negro History Week », les documents en histoire africaine-américaine qu’elle avait ainsi collectés englobaient :

Livres et pamphlets, lettres manuscrites, journaux intimes, revues, documents de toutes sortes, feuillets, cartes, gravures, images, reproductions photographiques, disques phonographiques, bibelots de même que pièces de musées et documents éphémères variés 22.

Dorothy Porter avait ainsi rassemblé un large échantillon de productions par et sur les Noirs aux États-Unis et dans la diaspora africaine, très tôt au-delà des sources « classiques » en bibliothèque. Dans le même discours, elle mentionnait l’ouvrage de l’ethnologue, linguiste et administrateur colonial français Maurice Delafosse (1870-1926), paru en 1931, Negroes of Africa : History and Culture 23 et indiquait que Delafosse soulignait l’existence de « livres vivants », soit des « poètes, musiciens, conteurs, danseurs » qui mémorisent les généalogies et faits et gestes de personnages importants et retiennent des croyances religieuses et des faits tribaux qui sont alors transmis d’une génération à l’autre, « chacun ajoutant à l’héritage reçu de la génération précédente 24 ». Malgré cette référence étonnante à la constitution d’archives par l’empire colonial français, souvent entreprise dans une logique de contrôle et de domination, cette mention de Delafosse permettait à Porter de souligner qu’il existe des sources diverses, admissibles et intéressantes en histoire africaine, et par association africaine-américaine, et de confirmer son choix de conserver et présenter des sources documentaires diversifiées, régulièrement au-delà du texte publié. En cela, elle devançait sans doute les pratiques des bibliothèques universitaires qui commencèrent plus tard seulement à incorporer des sources multiples, notamment visuelles et sonores 25. Dans son discours, Dorothy Porter insiste également sur la disponibilité de sources africaines et africaines-américaines, notamment publiées. Parallèlement elle met en avant le rôle d’une collection incluant aussi des sources non publiées, reconnaissant par-là sans doute l’accès difficile, longtemps, à l’écriture et à l’édition par de nombreux Noirs. Elle insiste alors sur la reconnaissance nécessaire de sources alternatives, permettant de rendre compte des productions fécondes par un groupe opprimé. La collection qu’elle a largement contribué à enrichir à Howard University reflète donc deux aspects indéniables : d’une part, la production riche et variée de documents publiés (ouvrages, essais, pamphlets, sermons, journaux et revues, certains anciens) ; de l’autre, la richesse de sources à la marge de l’écriture, au sens propre.

En sus de sa recherche incessante de documents, y compris hors du canon des sources écrites et imprimées, du moins après quelques années classiquement consacrées au texte, Dorothy Porter s’inscrivait également dans une tradition genrée de l’archivage. Comme le note Julie Des Jardins, on doit reconnaître ici le rôle des femmes employées dans les bibliothèques et collections d’archives américaines : même si des hommes tels que Carter Woodson, W. E. B. Du Bois et Arturo Schomburg permirent de développer l’histoire africaine-américaine dans le mouvement de la New Negro History 26, ce sont surtout les femmes au sein de ce mouvement qui contribuèrent à cataloguer, trier, conserver et faire connaître ces sources 27. Des Jardins les décrit alors comme des « gardiennes » (custodians) d’une histoire africaine-américaine envisagée dans un sens élargi, puisqu’on y inclut des sources moins traditionnelles, et ce dès les années 1930 : on note par exemple des sources en histoire familiale et locale ou encore à propos des femmes noires, soient des sujets moins souvent considérés avant elles 28. On le voit, le rôle de Dorothy Porter fut bien extraordinaire. Il lui permit en plus de dépasser les responsabilités d’une simple bibliothécaire, puisqu’elle produisit aussi des textes en histoire comme nous allons le voir à présent.

Dorothy Porter et l’écriture de l’histoire africaine-américaine

Comme nous l’avons indiqué précédemment, les responsabilités importantes de Porter dans l’édification de cette collection à Howard University, ses efforts incessants pour trouver toujours de nouveaux documents, ainsi que les 43 années en charge du Moorland-Spingarn Research Center — de 1930 à sa retraite en 1973 — et ses nombreux contacts permirent à son université de devenir un centre de documentation important pour de nombreux chercheurs et auteurs en quête d’informations sur les Noirs aux États-Unis, mais également en Afrique et dans la diaspora sur le continent américain. En cela, la collection gérée par Porter peut être comparée à celles du centre Schomburg à New York, où elle avait d’ailleurs travaillé à temps partiel quand elle était étudiante, et où elle s’occupa un temps de la collection du grand bibliophile Arturo Schomburg 29. Ces compétences firent également d’elle un personnage incontournable pour les chercheurs intéressés par l’histoire africaine-américaine 30.

Dorothy Porter, comme d’autres bibliothécaires, participa au catalogage des ouvrages, journaux et autres pièces de la collection sous sa responsabilité. En outre, elle prépara et publia un nombre conséquent de bibliographies et de catalogues qui permettaient de découvrir l’ampleur des collections à Howard et aussi de trouver des références utiles. En 1936 elle édita ainsi « A Selected List of Books by and About the Negro », liste de neuf pages parue dans le numéro de février 1937 de la revue de la NAACP, The Crisis, éditée par W. E. B. Du Bois, qui s’ajouta ainsi à la bibliographie qui y était publiée chaque année par Spingarn. Dans les années qui suivirent, parurent régulièrement des ouvrages de références utiles aux chercheurs et étudiants, dont North American Negro Poets : A Bibliographical Checklist of their Writings, 1760-1944, en 1945, dirigé avec Arturo Schomburg, et aussi The Negro in American Cities : A Selected and Annotated Bibliography en 1967, Negro Protest Pamplhets : A Compendium en 1969 et, après sa retraite, Afro-Braziliana : A Working Bibliography, en 1978. Ces ouvrages dénotent son souci de faire connaître les publications sur et par des Noirs, notamment celles disponibles dans les collections à Howard. Ces volumes sur des sujets variés furent sans doute liés à des contextes académiques, politiques et socioéconomiques précis : un volume sur les villes qui reflétait, d’un côté, l’intérêt, en 1967, pour les centres urbains et notamment la situation de leurs résidents noirs, en lien avec l’augmentation, sur plusieurs décennies, du nombre de migrants en provenance du Sud et à une époque d’émeutes raciales ; de l’autre, les publications nombreuses, depuis celles de Du Bois puis de E. Franklin Frazier et d’autres chercheurs de l’École de Chicago jusqu’aux nombre croissant d’études sur le ghetto à cette période. Ensuite, on note la parution en 1969 d’un volume, dirigé par Porter, de pamphlets protestataires, attestant l’ampleur et la continuité des protestations africaines-américaines et publié à une époque de mobilisations et de montée du nationalisme noir. Enfin, on note un souci de sa part de toujours montrer les Africains-Américains dans une logique diasporique qui incluait par exemple ceux qui vivaient en Amérique latine. La collection à Howard University comptait alors un nombre croissant de livres en histoire, sociologie et dans les sciences sociales en général, démontrant une production accrue sur les Africains-Américains.

Ces compilations s’inscrivent dans une tradition de l’histoire africaine-américaine telle qu’elle fut écrite par des historiens professionnels ou amateurs dès le XIXe siècle : il fallait notamment offrir une image positive d’eux-mêmes aux Noirs et aider à combattre les préjugés dont ils étaient la cible. Très tôt on voit donc une production diversifiée qui participe à la quête pour la liberté et l’émancipation. On pense aux essais en histoire qui s’intéressaient aux grandes figures du passé parmi d’autres exemples. Il s’agissait aussi de mobiliser le passé pour répondre aux besoins et aux questions du présent et du futur 31. Porter fait état de cette démarche, alors qu’elle travaillait de concert avec Arthur Spingarn, lorsqu’elle explique :

Je ne savais rien de l’histoire noire quand je suis arrivée à Howard. Je connaissais le nom de Booker T. Washington et celui de Paul Laurence Dunbar, mais on ne m’avait rien enseigné sur l’histoire [des Noirs] au lycée, voyez-vous. […] Je me suis donc efforcée de trouver tout ce qui était imprimé, et notamment avant 1835, c’est-à-dire à partir de 1795 32.

Ces aspects sont présents de manière différente dans les écrits bibliographiques et historiographiques publiés par Dorothy Porter puisqu’elle cherchait aussi à faire sortir des auteurs noirs de l’oubli. La collection de productions anciennes, Early Negro Writings 1760-1837, publiée en 1971 chez Beacon Press, montre son désir de faire connaître les publications du XVIIIe et du début du XIXe siècles, préoccupation que l’on retrouve dans des ouvrages récents sur l’historiographie noire qui, après les essais fondateurs d’August Meier et Elliott Rudwick (Black History and the Historical Profession, 1915-1980) et celui de Darlene Clark Hine (The State of Afro-American History : Past, Present and Future), parus en 1986, se penchent désormais sur leurs prédécesseurs — avant donc la création de l’Association for the Study of Negro Life and History et son fondateur Carter G. Woodson — comme c’est le cas par exemple pour John Ernest avec Liberation Historiography (2004) ou Stephen G. Hall et son A Faithful Account of the Race : African American Historical in Nineteenth-Century America (2009), parmi d’autres 33. Le travail de Porter est bien dans cette ligne-là, parfois dès les années 1940.

Une partie importante du travail de Dorothy Porter fut aussi d’assister les chercheurs et auteurs dans leur quête de sources documentaires. Elle obtint d’ailleurs la reconnaissance d’historiens comme Rayford Logan, qui la mentionne dans les remerciements de son ouvrage de 1954, The Negro in American Life and Thought : The Nadir, 1877-1901, tandis que Benjamin Quarles 34 la remerciait publiquement lors de son départ à la retraite en 1973. Plus récemment, Henry Louis Gates, Jr. dédia son édition de The Bondwoman’s Narrative de Hannah Crafts à sa mémoire 35. Dans leurs remerciements, Quarles et Gates faisaient allusion au travail de bibliothécaire de Dorothy Porter ; ils mentionnaient également ses essais en histoire, rappelant par-là que Porter était non seulement une bibliothécaire et une bibliophile, mais qu’elle avait aussi publié des travaux en histoire africaine-américaine.

C’est cet aspect de Porter que nous examinerons maintenant, par l’analyse de l’article choisi pour cette anthologie, « Sarah Parker Remond. Abolitionist and Physician », publié dans The Journal of Negro History en 1935. Cette revue, devenue The Journal of African American History en 2001, avait été créée en 1916 par l’historien Carter G. Woodson et est publiée depuis par l’Association for the Study of Negro Life and History (ASNLH) fondée par Woodson et Jesse M. Moorland en 1915. Dans son article sur Woodson, l’ASNLH et les femmes, Dagbovie remarque que celui-ci avait une vision stéréotypée des femmes, courante alors chez les hommes noirs, mais il note malgré tout qu’il avait inclus plusieurs contributions sur les Africaines-Américaines ou par des auteurs noires dans le Journal of Negro History : dix essais sur des femmes entre 1916 et 1950, la plupart sous la plume d’auteurs masculins, alors que, certes, le nombre de chercheuses étaient encore très réduit. On trouvait quand même quelques essais par des femmes noires — par Mary Church Terrell en 1917 et Alice Dunbar-Nelson en 1916 et 1917 — mais ceux-ci ne portaient pas particulièrement sur des questions en histoire des femmes. Dagbovie souligne que les sujets sur les femmes furent davantage à l’honneur dans les années 1930 : les réflexions de Frazier sur le rôle dominant des femmes dans les familles des esclaves (« The Negro Slave Family » en 1930) ou les notices sur les contributions des Africaines-Américaines, par exemple le texte de Woodson sur l’éducatrice Emma Francis Grayson Merritt en 1933 36. C’est dans cette décennie que parurent des notices biographiques sur l’abolitionniste Sarah Parker Remond (1815-1894) par Dorothy Porter en juillet 1935 et une autre sur la poètesse Phyllis Whitley (1753-1784) par Edward D. Seeber, un historien comparatiste, en juillet 1939 37.

L’article de Porter sur Remond est en effet d’avantage un essai biographique qu’un article analytique. En cela, il n’est pas forcément différent de publications de l’époque dans le Journal of Negro History ou en histoire en général, les deux styles existant souvent côte à côte. En tout cas, l’essai de Porter emploie les méthodes historiennes en cela qu’il est basé sur des sources de l’époque considérée : d’un côté, des ouvrages d’histoire ou des témoignages publiés lors du vivant de Remond, comme l’étude de Willam C. Nell, The Colored Patriots of the American Revolution (Boston, 1855) et la biographie de Garrison par ses enfants, William Lloyd Garrison, 1805-1879, parue en 1889 ; de l’autre, des articles de la presse abolitionniste, dans The Anti-Slavery Advocate et le Freedman, et les rapports de plusieurs associations anti-esclavagistes au Royaume-Uni ou ceux de l’American and Foreign Anti-Slavery Society à New York en 1853. Porter inclut aussi une lettre de Sarah Remond publiée en 1858 dans l’Anti-Slavery Advocate, qu’elle avait écrite à un ami de l’éditeur et qui fut publiée en préparation de son voyage en Angleterre dans le cadre de la lutte contre l’esclavage (p. 289-290).

L’étude de Porter rappelle donc l’écriture assez courante alors de biographies de personnages noirs qui permettaient de faire connaître leur rôle, dans une quête de reconnaissance cherchant à prouver l’humanité et les qualités des Africains-Américains de même que leur participation à la construction de la nation et à l’amélioration du sort des Noirs. Ce qui est intéressant dans le cas présent est le choix de Porter de se pencher sur une femme, Sarah Parker Remond, quand — dans les années 1930 en tout cas — les historiens noirs se penchaient peu sur les Africaines-Américaines, surtout en tant que figures de l’abolitionnisme, notamment au Nord. En outre, elle montre une abolitionniste noire alors peu étudiée et encore aujourd’hui sans doute moins connue que d’autres, telles les anciennes esclaves Harriet Tubman ou Sojourner Truth ou les Nordistes nées libres Sarah Louise Forten et Frances E. W. Harper.

Comme le décrit Dorothy Porter, Remond naquit dans une famille de Noirs libres à Salem dans le Massachusetts. Son père, né dans l’île de Curaçao, obtint la citoyenneté en 1811 et devint un entrepreneur à succès en tant que coiffeur, traiteur et grossiste en alimentation. Sarah grandit dans une famille lettrée entièrement acquise à la cause abolitionniste, ce qu’on apprend dans un article plus long de 1985 écrit par Porter sur la famille Remond 38.

Le court article de 1935 — il ne fait que sept pages et s’apparente donc bien à une simple notice — commence par rappeler le statut de Noirs libres, celui de Sarah Remond et de sa famille et indique le bon niveau d’éducation de la jeune femme à une époque où les enfants noirs pouvaient être inscrits dans les écoles publiques de la ville (p. 287). Dorothy Porter mentionne l’abolitionnisme actif de Sarah et son frère Charles, celui-ci étant alors très connu pour ses talents de conférencier : « le premier Noir à prendre la parole devant des auditoires américains au sujet de l’abolition de l’esclavage, et le Noir le plus célèbre avant l’émergence de Frederick Douglass » (p. 287). Tous deux furent actifs dans le mouvement abolitionniste et participèrent à des circuits de conférences contre l’esclavage aux États-Unis et en Europe. On sait ainsi que Sarah fit des conférences en Angleterre, en Irlande et en Écosse. Porter nous indique aussi qu’ils furent victimes de préjugés racistes et de discrimination, mais elle mentionne également que Sarah savait faire respecter ses droits. En page 288, on apprend ainsi qu’elle fut expulsée d’un lieu de conférences à New York mais qu’elle porta plainte et eut gain de cause et, plus loin en page 291-292, qu’elle réussit à se faire délivrer un visa pour la France, d’abord refusé en raison de sa couleur de peau. On découvre bien une femme indépendante, sûre de sa cause et prête à la défendre, qui fit des conférences à succès et était connue et souvent estimée par les habitants des villes qu’elle visitait et reconnue dans la presse locale (p. 288-291). On remarque aussi qu’elle réussit à recueillir des fonds pour la cause abolitionniste, par exemple en Angleterre en 1859 (p. 290). Porter note : « Il va sans dire qu’avec ces objectifs présents à son esprit, beaucoup fut accompli en soutien de la cause qu’elle représentait si brillamment » (p. 291). Sarah continua ses conférences après l’abolition de l’esclavage en 1865, cette fois pour sensibiliser son auditoire, à Londres en 1867 notamment, sur la situation économique peu envieuse des affranchis et rappelant par exemple les services rendus par les soldats noirs pendant la guerre de Sécession (p. 292).

À la dernière page (p. 293), Porter nous informe laconiquement que Sara Remond avait manifestement décidé de s’installer en Europe et y avait obtenu son diplôme de médecin en 1871, à Florence en Italie, où elle était restée, fatiguée de son combat — en raison sans doute de « la lassitude qu’elle ressentait dans son combat contre les problèmes raciaux et l’indifférence affichée à l’égard des droits des Noirs » (p. 293) — et attirée par de meilleures opportunités en Italie.

Par cette notice sur Sarah Remond, Porter nous rappelle, sans vraiment l’analyser, le rôle des femmes noires dans le mouvement abolitionniste, alors influencé par une définition de la féminité qui reprenait certaines des règles décrétées par les Blancs sur le rôle nécessaire des femmes dans leur foyer avant tout — des règles souvent reprises dans les sermons à l’église ou dans la presse noires — mais marqué également d’une forme de respectabilité érigée en opposition aux stéréotypes sur l’infériorité des Noirs, qui permit aussi de promouvoir l’éducation d’Africaines-Américaines forcées le plus souvent de trouver un emploi salarié pour contribuer aux ressources limitées de leur foyer. On poussait alors les femmes noires à soutenir les activités de leurs pères, frères et maris, y compris dans le mouvement abolitionniste et il leur arrivait souvent de contribuer à cette cause par la levée de fonds, l’organisation des femmes de leur communauté et même, comme ici dans le cas de Sarah Remond, par des conférences. L’idéologie dominante sur les femmes au XIXe siècle, qui leur limitait l’accès à l’espace public, était donc en partie repensée pour permettre aux Noirs d’atteindre leur but, à savoir l’abolition de l’esclavage et, une fois l’esclavage aboli en 1865, un traitement décent des Noirs émancipés. Comme le note Shirley Yee dans son étude sur les femmes noires dans le mouvement abolitionniste, les conventions genrées au sein de la population noire imposaient certaines restrictions que, pourtant, les Africaines-Américaines arrivaient régulièrement à redéfinir, par exemple concernant leur façon d’utiliser leur temps et leurs capacités 39. Lee remarque également certaines récurrences dans les discours et écrits des abolitionnistes noires, Remond comprise, à propos de l’esclavage, à savoir la dénonciation de l’exploitation sexuelles des femmes noires par les hommes blancs, l’impact de l’esclavage sur les mères asservies, l’espoir d’une alliance entre femmes noires et blanches et la nécessité d’améliorer les conditions des Noirs dans leur ensemble 40.

Conclusion

L’article de Porter offre une simple ébauche du parcours de Sarah Remond et se contente de présenter quelques faits, avec ici et là des phrases interprétatives comme celles sur les raisons de son installation en Italie. La conclusion de l’article fournit pourtant des explications sur le but de cette publication. Après avoir vanté les vertus de la jeune abolitionniste, Porter écrit : « Dès lors, le nom de Sarah Remond devrait bénéficier d’une place de choix dans l’Histoire des Noirs aux États-Unis ». Pour Porter, il s’agissait bien de mettre en avant la valeur d’un personnage noir et de donner surtout un rôle proéminent à une Africaine-Américaine, fait encore assez rare en 1935.

Son article de 1985, « The Remonds of Massachusetts », beaucoup plus long (36 pages) propose pour sa part le récit d’une trajectoire familiale bien plus complet et détaillé. En 1935, Porter, responsable des collections à Howard depuis assez peu de temps, cherchait manifestement à mettre en avant les documents qu’elle rassemblait et à les faire connaître à la communauté africaine-américaine des chercheurs et des lecteurs du Journal of Negro History. Dans une interview donnée au Public Historian en 1995, elle annonçait qu’elle souhaitait d’ailleurs compléter et achever son étude sur les Remond et écrire aussi un ouvrage sur William Cooper Nell 41, ce que son décès, cette année-là ne lui permit pas de faire 42.

Par ces deux articles sur les Remond et son parcours de bibliothécaire érudite sur plusieurs décennies, Porter réussit à inscrire les productions par et sur des Noirs dans le présent comme dans la mémoire collective, à les exhumer et à leur donner une place plus centrale, loin de la marge où on les avait longtemps cantonnées. Son rôle dans l’écriture de l’histoire africaine-américaine est indéniable. Parallèlement, ses nombreuses réalisations en tant que femme noire lui donnent une place importante parmi les Africaines-Américaines reconnues dans l’histoire des Noirs aux États-Unis.

Elle laisse derrière elle une collection vivante que d’autres complètent depuis à leur tour. Au cours de sa carrière, elle avait également accumulé un nombre considérable de documents, illustrations, dessins et autres sources visuelles ainsi que des objets sur et par les Noirs pour sa collection personnelle. Celle-ci a été donnée par sa fille en 2001 à l’African-American Research Library and Culture Center (AARLCC) de la bibliothèque du Comté de Broward en Floride 43, accroissant ainsi les ressources noires disponibles pour les chercheurs, les étudiants et les lecteurs curieux de mieux connaître l’histoire des Noirs aux États-Unis et dans la diaspora. Dans une démarche qui, au vu du manque de considération accordée aux Africains-Américains, peut être envisagée comme politique et même militante, Dorothy Porter concourut à construire une archive noire 44 destinée d’abord à un lectorat africain-américain et marquée notamment, comme ses publications le démontrent, par son identité raciale et genrée. Comme d’autres archives, celle-ci est « ce qui différencie les discours dans leur existence multiple et les spécifie dans leur durée propre 45 ». Elle est néanmoins spécifiquement noire car Porter l’avait sciemment organisée pour rendre visible des formes de connaissance du passé pas toujours bien reconnues, à des moments donnés, dans les récits et archives élaborés par les institutions dominantes. Cette construction met également « en évidence à quel point les identités nationales sont fondées sur des élisions, distorsions et secrets dans les archives » qui ont le pouvoir de former les récits nationaux dans leur ensemble avec « des implications concernant l’écriture de l’histoire, mais aussi le destin politique des groupes minoritaires et majoritaires 46 ». En ce sens, la collection élaborée par Porter est bien une contre-archive subversive qui s’opposait à une archive encore souvent essentiellement blanche et masculine élaborée à l’exclusion d’autres récits, dans une logique similaire à la production de récits sur une histoire africaine-américaine encore souvent négligée ou déformée par les historiens blancs au moment de la parution de cette notice de Porter sur Sarah Remond.

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