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Cette notice a été réalisée par Matthieu Renault dans le cadre du projet Sorbonne Paris Cité « Écrire l’histoire depuis les marges » (EHDLM).


Matthieu Renault

Matthieu Renault est maître de conférences en philosophie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le Monde (CNRS, Sciences-Po Bordeaux). Il est l’auteur de Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale (Éditions Amsterdam, 2011) ; de L’Amérique de John Locke. L’expansion coloniale de la philosophie européenne (Éditions Amsterdam, 2014) ; C .L. R. James. La vie révolutionnaire d’un « Platon noir » (La Découverte, 2016) ; L’empire de la révolution. Lénine et les musulmans de Russie (Éditions Syllepse, 2017). Il a été postdoctorant dans le cadre du projet EHDLM et a postfacé la réédition de Douze ans d’esclavage de Solomon Northup (Éditions Entremonde, 2013).




Références de citation

Renault Matthieu (2018). “Lorenzo Johnston Greene : pour une science des résistances à l’esclavage”, in Le Dantec-Lowry Hélène, Parfait Claire, Renault Matthieu, Rossignol Marie-Jeanne, Vermeren Pauline (dir.), Écrire l’histoire depuis les marges : une anthologie d’historiens africains-américains, 1855-1965, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-01-2 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Lorenzo-Johnston-Greene-pou (...))

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Notice de la traduction de Élise Padirac
Lorenzo Johnston Greene, « Mutinerie sur les navires négriers »
“Mutiny on the Slave Ships”, Phylon (1944)


La formation d’un historien noir : Greene et Woodson

Lorenzo Johnston Greene naît le 16 novembre 1899 à Ansonia, dans le Connecticut 1. Au terme de sa scolarité à la Ansonia High School, où il est souvent le seul Noir de sa classe, il rejoint les bancs de l’université noire de Howard à Washington dans l’espoir de poursuivre des études de médecine. Ayant échoué à l’examen d’entrée, il suit des enseignements en sciences sociales, assiste à des cours du philosophe et éducateur Alain Leroy Locke et du linguiste Lorenzo D. Turner, et se pique d’intérêt pour l’histoire auprès de ses professeurs, au premier rang desquels Charles H. Wesley. Il écrit également de la poésie, activité « privée » qu’il poursuivra jusqu’à la fin des années 1930. En 1924, et au grand dam de sa famille, son choix de devenir historien est fait et il intègre la faculté d’histoire de Columbia University, à New York, où il obtient un master deux ans plus tard. S’il est déjà soucieux d’œuvrer « pour la race » et fait preuve d’un intérêt pour l’histoire des Noirs en Nouvelle-Angleterre, les études qu’il suit ne font quasiment pas état de l’histoire noire.

Durant ses premières années à New York, Greene connaît des difficultés financières. Wesley lui suggère alors de s’adresser à Carter G. Woodson qui a fondé une dizaine d’années plus tôt l’Association for the Study of Negro Life and History (ASNLH). À cette époque, Greene se montre incrédule à l’égard de l’entreprise historiographique de Woodson, comme en témoigne son journal personnel où il écrit, après une rencontre avec le « père de l’histoire noire », qu’il « perd son temps à invoquer ce qui n’a pas existé 2 ». En 1928, Woodson engage Greene, en tant qu’« agent de terrain », sous la supervision de Wesley, dans le cadre d’une recherche, menée par l’ANSLH en collaboration avec l’Institute of Social and Religious Research de New York, sur le rôle des églises au sein de la communauté noire. Greene mène l’enquête et collecte des données à New York, Baltimore et surtout Suffolk en Virginie. Désireux de lier la recherche scientifique à l’engagement — « [l]a théorie doit être traduite en pratique » écrit-il dans son journal — Greene, souligne Pero Dagbovie, n’en maintient pas moins une « attitude bourgeoise » non exempte de mépris pour les Noirs des classes laborieuses qu’il interroge. Encore peu au fait de l’histoire noire, il reste par ailleurs convaincu que l’émancipation des Africains-Américains et leur « élévation sociale » passent par l’adoption du modèle de la « civilisation américaine blanche 3 ».

De retour à New York, Greene analyse les données récoltées sur les églises noires et les synthétise dans un document qu’il soumet à Wesley, lequel, après de minimes amendements, le transmet à l’Institute of Social and Religious Research. Mécontent de ne pas avoir été consulté au préalable et désapprouvant la synthèse en question, Woodson met brusquement un terme à la participation de l’ASNLH au projet de recherche. Cela ne l’empêche pas de confier peu de temps après une enquête à Greene sur les métiers exercés par les Noirs (Negro occupations) qui donne lieu à la publication en 1930 de The Negro Wage Earner 4, cosigné par Woodson et Greene, lequel, non sans rancune, écrit dans son journal la même année :

Il n’y a pas une seule idée venant de Woodson dans tout le livre.

En 1932, Greene produit, avec Myra Colson Callis, une étude, fondée sur des réponses à des questionnaires adressés à des dizaines d’entreprises, sur l’embauche des Noirs à Washington (The Employment of Negroes in the District of Columbia 5) et dont les conclusions révèlent la nécessité d’un développement plus soutenu des programmes d’aide sociale à destination des populations noires. Dans ses études historiographiques, Greene allait rester profondément attaché aux méthodes déployées dans ces enquêtes de terrain et allait faire de l’analyse sociologique et statistique des sources un élément central de son travail d’historien — ce qui ne devait pas paraître déplacé à une époque où la sociologie, science nouvelle, n’était pas encore franchement différenciée de l’histoire.

Ce travail d’historien, Greene en fait la découverte à la même période en devenant le principal bras-droit de Woodson : il relit et corrige ses manuscrits avant publication, contribue aux tâches éditoriales du Journal of Negro History, participe à l’organisation de la Negro History Week 6, s’engage dans des campagnes de vente d’ouvrages de Woodson et de ses associés dans le Midwest et le Sud — où il découvre de ses propre yeux la condition déplorable des Noirs dans les anciens États esclavagistes — et s’exerce à sa future profession en livrant de nombreuses conférences sur l’histoire noire 7. En 1930, Greene confesse :

L’histoire noire sera le travail de ma vie 8.

Bien que ne cesse de croître au long de ces années chez Greene un fort ressentiment envers son employeur, Woodson, dont il espère davantage de reconnaissance, force est de reconnaître qu’en termes d’approche et de méthodes scientifiques, il marche dans ses pas. Greene, note Dagbovie, croit en une « histoire scientifique et impersonnelle » dont l’expression des sentiments est exclue et respecte « le style d’écriture détaché » de ses aînés : Woodson et Wesley. Il refuse « la philosophie d’écriture de Du Bois consistant à faire la propagande de l’humanité noire » et critique conjointement le manque de pragmatisme de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP). Jugeant que « la connaissance et une juste appréciation du passé sont essentielles pour améliorer le statut des Noirs », Greene embrasse « la croyance que les écrits des historiens doivent se conformer aux standards états-uniens de la profession historique en termes de recherche scientifique moderne 9 ».

Un universitaire engagé : Greene dans le Missouri

En 1933, Greene obtient un poste de professeur d’histoire à la Lincoln University, université noire située à Jefferson City, capitale du Missouri. Il y enseignera jusqu’à sa retraite en 1972. Continuant de contribuer aux activités de l’ASNLH tout au long des années 1930, il s’efforce peu à peu de (re)placer le Missouri au centre de la carte et des buts de l’historiographie noire, effort dont témoignera la publication des décennies plus tard de Missouri’s Black Heritage (1980), écrit en collaboration avec Gary R. Kremer et Antonio F. Holland 10. Fortement investi dans la vie académique, Greene, à la différence de Woodson, qui s’était efforcé de bâtir sa propre organisation, « utilis[e] une université noire [préexistante] comme base de ses opérations » avec la volonté affirmée de « réformer le Sud ségrégé ». Avec des collègues de la Lincoln University (« noire ») et de la University of Missouri (« blanche »), il cherche à briser les barrières raciales qui séparent ces deux institutions et, en 1936, rédige un long rapport intitulé : « The Needs of the Negro in Missouri in Respect to Higher Education 11 ».

L’engagement militant de Greene ne s’arrête pas aux portes de l’institution universitaire. Il faut dire que le Missouri offre alors un terrain malheureusement propice à un tel engagement : le chômage y est particulièrement élevé parmi la population noire, le racisme est prégnant — Greene en fait personnellement l’expérience dès son arrivée à Jefferson City lorsqu’au comptoir d’un petit restaurant le serveur refuse de le servir 12 — et la pratique du lynchage monnaie courante. En 1939, éclate dans le Missouri du sud-est une grève des métayers (sharecroppers), en grande majorité noirs. Presque par hasard, sur le retour d’une conférence à Charleston, en Caroline du Sud, Greene observe de ses propres yeux les terribles conditions de vie des métayers qui, déjà largement démunis en temps normal, subissent de manière tragique les contrecoups économiques de la grève. Malgré les résistances rencontrées et les risques encourus, il se consacre pendant plusieurs mois, avec la participation active d’étudiants de la Lincoln University et en étroite collaboration avec des groupes de métayers, à organiser une aide matérielle aux plus pauvres d’entre eux. En 1987, un an avant sa mort, il allait se remémorer cette expérience dans un article publié dans la Missouri Historical Review :

Des événements imprévus […] changent souvent la face de l’histoire. Une occasion de cette nature me poussa, moi un historien de la Lincoln University, à devenir activement concerné par la détresse des métayers. […] Il y a presque un demi-siècle, la Lincoln University, par le biais ses étudiants et d’un enseignant impliqué de manière accidentelle, joua un rôle actif en aidant les métayers indigents du sud-est du Missouri 13.

Au début des années 1940, Greene, en conflit quasi permanent avec l’administration de la Lincoln University, présente, sans succès, des candidatures pour différentes universités new-yorkaises. Il devient bientôt le rédacteur en chef du Lincoln University Journal, rebaptisé en 1949, Midwest Journal. La revue, dont il allait tenir les rênes jusqu’à son dernier numéro en 1957, se présente non seulement comme un vecteur de diffusion de travaux de recherche et d’essais, mais aussi comme le lieu d’expression de formes variées d’engagement politique. En pleine période d’hystérie anticommuniste, Greene fait publier dans la revue deux articles qui vont lui attirer les soupçons des autorités américaines : le premier, publié l’année de la Révolution chinoise, porte sur « le rôle des étudiants dans la lutte chinoise » (« Role of Students in China’s Struggle ») ; le second, « Freedom to Learn », est un article de Du Bois, lui-même victime de la « chasse aux sorcières » alors en cours. Au long des années 1950, Greene, par l’intermédiaire de la Missouri Association for Social Welfare, s’attache à abolir la ségrégation dans l’attribution des logements sociaux de l’État. Poursuivant la lutte dans le domaine de l’éducation, il mène des enquêtes qui conduisent à la publication en 1959 d’un rapport : The Desegregation of Public Schools in Missouri, 1954-1959. De 1957 à 1972 enfin, année de sa retraite, il officie en tant que membre du Missouri Advisory Committee to the United States Civil Rights Commission, organisme chargé d’enquêter et de faire des recommandations relatives aux droits civils et à leur application aux États-Unis.

Profondément militant et ayant adopté une posture politique à bien des égards radicale, Greene n’aura pourtant eu de cesse de recommander à ses pairs et à ses étudiants de ne pas faire de la recherche scientifique un instrument de « propagande » ; et lui-même aura été particulièrement soucieux de ne pas déroger à cette règle. Est-ce à dire qu’appelé en dernière instance à servir la cause de la « race », l’historiographie noire, selon Greene, devait, en elle-même, ne porter aucune trace de ce qui la motivait et des finalités que s’assignaient ses auteurs, rompre tout lien avec un engagement social et politique qui ne pouvait que la rendre suspecte non seulement aux yeux des historiens blancs mais aussi au regard de la science « incolore » en tant que telle ? Les frontières entre production du savoir historique « objectif » et militantisme noir étaient-elles pour Greene si étanches ? Pour le savoir, il est nécessaire d’en revenir au travail mené par lui pour sa thèse de doctorat sur les Noirs de la Nouvelle-Angleterre aux XVIIe et XVIIIe siècles.

The Negro in Colonial New England : défaire le « mythe puritain »

Après avoir obtenu son diplôme de master en 1926, Greene s’était inscrit en thèse de doctorat d’histoire à Columbia, travail achevé quinze ans plus tard et publié en 1942 aux États-Unis par Columbia University Studies in History and Public Law et à Londres par P. S. King and Staples sous le titre The Negro in Colonial New England, 1620-1776. Si, de son aveu même, Greene ne s’était sérieusement consacré à ce travail qu’à partir de 1931, il avait néanmoins publié dès 1928 dans The Journal of Negro History un long article « préparatoire », « Slaveholding New England and its Awakening », dans lequel il avançait déjà ce qui allait être l’argument central de sa thèse :

L’esclavage (slavery) des Noirs en Nouvelle Angleterre était un singulier mélange de servitude (servitude) et d’esclavage (bondage). Au premier sens, il incarnait l’esclavage exemplifié par les Hébreux chez lesquels l’esclave (bondman) était considéré comme faisant partie du foyer du maître ; c’est-à-dire comme un membre de sa famille [...]. En tant que tel, l’esclave était perçu comme étant davantage qu’une bête de somme. Cependant, au second sens, l’esclavage en Nouvelle-Angleterre reflétait cette institution telle qu’elle existait à l’apogée de l’ère de la plantation dans les États de culture du sucre, du coton et du tabac.

En Nouvelle-Angleterre, on pouvait, ajoute Greene, assister aux « mêmes horreurs » de la traite négrière, de la vente d’esclaves dans les ports et de la séparation des familles que dans le Sud. Qui plus est, la mise en œuvre de codes de l’esclavage n’était pas entièrement spécifique aux colonies du Sud et du Midwest :

Ils pouvaient également s’appliquer en Nouvelle-Angleterre ; et, dans certains cas, la Nouvelle-Angleterre indiquait même la voie 14.

Fondé sur une vaste recherche sur les archives des colonies de la Nouvelle-Angleterre (Connecticut, Massachusetts, Rhode Island, etc.), sur des journaux et périodiques et sur un riche corpus de sources secondaires 15, The Negro in Colonial New England s’attaque au « mythe » largement propagé de la droiture des Puritains, lesquels n’auraient consenti à pratiquer la traite négrière et l’esclavage sur leurs propre terres qu’à contrecœur et de manière limitée et régulée, en s’efforçant d’entretenir des relations harmonieuses avec leurs esclaves. Greene s’attache au contraire à montrer l’importance centrale que revêtait l’esclavage dans l’économie et la vie sociale en Nouvelle-Angleterre, tout particulièrement dans le Massachusetts et le Rhode Island, où les colons, à l’instar de leurs homologues européens, n’ignoraient pas les avantages qui pouvaient être tirés de la traite et produisaient des justifications de l’esclavage sur les plans économique, légal et religieux. Greene, s’inspirant de ses recherches de terrain sur les métiers exercés par les Noirs dans les États-Unis du XXe siècle, remet également en cause l’idée prévalente que les Noirs étaient exclusivement employés à des tâches domestiques : « La vieille théorie que l’esclave de la Nouvelle-Angleterre était entièrement ou principalement un domestique ne semble plus tenable car, à partir du XVIIe siècle, les Noirs étaient associés à toutes les formes de la vie économique de la Nouvelle-Angleterre 16 », autrement plus diversifiées que dans les colonies de plantation. Ils travaillaient aussi dans le secteur agricole, dans l’industrie maritime (chasse à la baleine notamment), ou encore, lorsqu’ils étaient suffisamment qualifiés, comme charpentier, tailleurs, tisserands, bouchers, imprimeurs, etc. ; et il était souhaitable qu’ils soient capables d’exercer autant de tâches distinctes que possibles.

Greene s’accorde pour dire que l’esclavage en Nouvelle-Angleterre était « moins dur » (mild) et que « [l]es esclaves étaient traités avec davantage de bienveillance que partout ailleurs dans l’Amérique coloniale 17 ». D’un point de vue légal, ils étaient définis à la fois comme des personnes et comme des biens et occupaient « en quelque sorte une position médiane entre l’esclave des plantations et le serviteur [blanc] sous contrat (indentured servant) 18 ». Pour autant, cette position d’entre-deux n’excluait pas, au contraire, le déploiement de stratégies complexes de contrôle, public et privé :

Les contrôles étaient nécessaires pour réguler le comportement des esclaves afin de préserver la sécurité, la suprématie et la propriété du maître 19.

Elle n’empêchait nullement l’administration de punitions, l’usage de la violence. Greene démontre que les rapports maître-esclave en Nouvelle-Angleterre étaient traversés de conflits et que loin de se satisfaire de leur condition de servitude, fût-elle dite « douce », les esclaves, chez lesquels on comptait un nombre notable de suicides, faisaient preuve de résistance et parfois se rebellaient ouvertement. Ils tentaient de fuir, volaient les biens des propriétaires, incendiaient des navires et des propriétés, s’attaquaient physiquement aux maîtres et à leurs familles, parmi d’autres exemples. Greene développe ici un thème qui sera au centre de l’article sélectionné pour la présente anthologie :

la conception populaire de la docilité naturelle du Noir dans la servitude (bondage) se révéla être autant de l’ordre du mythe en Nouvelle-Angleterre que dans d’autres régions esclavagistes de l’Amérique. Ni le Noir, ni ses compagnons de misère indiens et blancs ne restèrent passifs dans la servitude 20.

Woodson allait bientôt féliciter Greene d’avoir fait usage de la « méthode scientifique » et de « recherches poussées » afin de réfuter le mythe de l’héritage anti-esclavagiste de la Nouvelle-Angleterre 21. Quant à Benjamin Quarles, autre historien noir de renom, il allait affirmer dans la préface à la seconde édition (1974) de The Negro in Colonial New England :

Nous devons [à Greene] trois choses, sinon plus : avoir comblé une lacune dans la littérature sur l’histoire coloniale américaine, avoir dépeint un aspect jusqu’ici méconnu du rôle du Noir dans le passé de notre pays et, enfin, nous avoir offert une aussi belle illustration que possible du métier d’historien (historian’s craft) 22.

À sa publication, le livre de Greene fit l’objet de recensions dans les principales revues d’histoire américaines. À une époque où les études produites par les historiens noirs étaient souvent accusées d’être idéologiquement biaisées, The Negro in Colonial New England reçut de la part des historiens blancs un accueil généralement favorable en raison de l’« attachement impersonnel aux faits » qui caractérisait l’approche de Greene 23. Néanmoins, édité par des presses universitaires visant un public relativement averti et abordant un segment quelque peu marginal, d’un point de vue géographique et historique, de l’histoire noire américaine, le livre eut une diffusion limitée. Comme le fait remarquer Dagbovie, si Greene était soucieux de s’adresser aux Noirs au-delà du milieu universitaire, ce qu’il parvint à faire à travers son activité de conférencier, il ne publia jamais d’ouvrages de vulgarisation destinés à un « public de masse », ni, à la différence de Woodson et d’autres, d’histoire générale des Noirs aux États-Unis 24.

Profondément soucieux de la légitimité scientifique de sa recherche, Greene n’en est pas moins conscient de la portée politique intrinsèque de The Negro in Colonial New England et convaincu d’avoir écrit un livre suffisamment radical pour que son auteur fasse désormais figure de « persona non grata” en Nouvelle-Angleterre 25 ». Au cours des années suivantes, il conduit des recherches en vue de la rédaction d’un manuscrit, conçu comme une « suite » à l’ouvrage issu de sa thèse, dont le titre doit être The Abolition of Slavery in New England, 1638-1784. L’abolition de l’esclavage est à cette période un thème à fort potentiel polémique comme en témoigne la publication de Capitalism and Slavery 26 (1944) de l’historien caribéen Eric E. Williams, qui enseigne alors à Howard University et est un collaborateur régulier du Journal of Negro History. Greene, lui, a l’intention de mettre en avant les « efforts abolitionnistes déployés par les esclaves eux-mêmes 27 ». Bien qu’ayant recueilli l’ensemble des données nécessaires à son analyse, il ne finalisera jamais son manuscrit.

Écrire l’histoire des révoltes d’esclaves : politiques du savoir historique

Si dans les années et décennies qui suivent Greene ne publie pas d’autres études monographiques, il fait paraître de nombreux articles, dans The Journal of Negro History et le Negro History Bulletin en particulier. Comme d’autres historiens noirs avant lui, il s’attache notamment à retracer des pans de l’histoire des « Black Patriots 28 ». Mais il se révèle également soucieux d’introduire de nouveaux objets, sources et méthodes dans l’historiographie noire, avec pour « terrain » privilégié la Nouvelle-Angleterre, comme le démontre un article de 1944 où il examine statistiquement un corpus d’annonces d’esclaves en fuite afin de jeter la lumière sur « la personnalité de l’esclave lui-même » (son nom, ses caractéristiques physiques, ses capacités linguistiques, etc.), là où, assure-t-il, les études sur l’esclavage se sont jusqu’alors centrées sur « les aspects les plus familiers de l’esclavage, comme les métiers exercés par les esclaves, le traitement qui leur était réservé et leur statut légal, en lien avec certaines étapes de leur vie sociale 29 ». Greene préfigure ici une approche théorique et critique qui mettra l’accent sur l’expérience subjective des victimes de l’esclavage elles-mêmes. C’est en 1944 également qu’il publie, dans la revue Phylon, l’article sur les révoltes d’esclaves sur les navires négriers traduits dans cette anthologie : « Mutiny on the Slave Ships ».

Le support de publication comme le thème de l’article sont l’indice d’une inflexion dans la conception que se fait Greene des rapports entre savoir historique et engagement politique. La revue Phylon, terme signifiant « race » en grec ancien, avait été fondée en 1940 par Du Bois, qui en fut le rédacteur en chef jusqu’en 1944. Dans le premier numéro de cette même année 1944, Du Bois avait signé un article sous le titre « Phylon : Science or Propaganda » dans lequel, traçant un bilan des textes parus dans la revue, il se défendait contre les accusations de partialité, identifiée à un défaut d’« exactitude scientifique », dont elle faisait l’objet. Remettant en cause le présupposé que la scientificité exige le « détachement » du chercheur à l’égard de son objet, il n’en rejetait pas moins résolument toute idée d’une « science noire dans un domaine noir ségrégé » et appelait à réintégrer le « problème noir » à la « vie américaine » dans son ensemble 30.

Quant au thème de l’article de Greene, les résistances et révoltes d’esclaves, il tendait depuis quelques années à s’établir en champ de recherche à part entière. En 1938, Joseph C. Carroll avait publié Slave Insurrections in the United States, 1800-1865 31 et en 1942, avait paru dans The Journal of Negro History un long article de Raymond et Alice Bauer sur les résistances quotidiennes à l’esclavage 32. Enfin, la « consécration » était venue avec la publication en 1943 du célèbre ouvrage de Herbert Aptheker American Negro Slave Revolts, auteur quelques années plus tôt d’un mémoire de fin d’études sur la révolte de Nat Turner, qui n’était aucunement « un phénomène isolé, unique » mais « l’apogée d’une série de complots et de révoltes d’esclaves qui avait eu lieu dans un passé immédiat 33 ». Aptheker écrit en conclusion d’American Negro Slave Revolts :

Cette étude a tenté de répondre à la nécessité […] de dépeindre de manière réaliste la réaction du Noir américain à son esclavage. Les données présentées ici rendent nécessaire la révision de l’idée largement partagée que sa réaction était caractérisée par la passivité et la docilité. Les preuves, au contraire, permettent de conclure que l’insatisfaction et la rébellion étaient non seulement excessivement communes, mais aussi, de fait, caractéristiques des esclaves noirs américains 34.

Le livre d’Aptheker, membre du Parti communiste américain (CPUSA), était partie intégrante de l’effort du Parti pour rallier les mouvements noirs radicaux à sa cause. Face à lui et contre lui, le Socialist Workers Party (SWP), d’obédience trotskyste, n’était pas en reste et, sous l’égide de l’historien-militant trinidadien C. L. R. James, avait initié un programme de recherche sur l’histoire des luttes noires visant à démontrer à la fois leur indépendance à l’égard des mouvements blancs et l’inéluctabilité de leur branchement futur avec la lutte pour le socialisme 35. Bien qu’extérieur à ce champ de bataille, Greene ne pouvait ignorer qu’il s’engageait dans un domaine de recherche porteur d’inévitables implications politiques, voire révolutionnaires.

Dans « Mutineries sur les navires négriers », Greene inscrit d’emblée sa réflexion dans la lignée des travaux d’Aptheker :

L’étude remarquable de Herbert Aptheker, American Negro Slave Revolts, est le plus récent travail à remettre en question l’idée soigneusement entretenue de la docilité naturelle des esclaves noirs.

Cependant, ajoute-t-il, Aptheker n’a documenté et examiné que les révoltes ayant éclaté « sur le sol américain ». Or, « ces flambées ne représentaient que le second acte d’un drame tragique, celui de la lutte continuelle des Noirs pour recouvrer leur liberté ». Le premier acte, « qui reste encore à écrire », était constitué des révoltes sur les navires négriers conduisant les Africains captifs vers l’Amérique. C’est l’écriture de cette histoire que se propose d’engager ici Greene dans ce qui se présente, de son aveu même, comme une sorte de préface à l’ouvrage d’Aptheker, partielle dans la mesure où il se limite dans cet article aux navires des marchands d’esclaves de la Nouvelle-Angleterre. Pour mener cette tâche à bien, Greene s’appuie extensivement sur la somme en quatre volumes, rassemblant des sources primaires, édité entre 1930 et 1935 par Elizabeth Donnan pour la Carnegie Institution of Washington sous le titre Documents Illustrative of the History of the Slave Trade to America 36. Il se réfère tout particulièrement à son troisième volume, consacré à la Nouvelle-Angleterre et aux colonies sises au centre de l’Amérique coloniale britannique (Middle Colonies). Il cite également des journaux de trafiquants d’esclaves et différentes études historiques et autres sources de seconde main, dont la thèse de doctorat de Du Bois The Suppression of the African Slave-Trade to the United States of America 37 (1895). N’hésitant pas à montrer que ces révoltes violentes d’esclaves étaient plus souvent vaincues que victorieuses, Greene conclut son article en soulignant la nécessité de poursuivre ces investigations sur « la tragédie épique des batailles menées pour la liberté par des millions de Noirs, sur des milliers de bateaux, pendant une durée de trois siècles et demi ». Sans nullement déroger à sa méthode d’administration de la preuve, fondée sur l’organisation et l’exposition de faits bruts, Greene réinscrit néanmoins ces derniers dans une conception tragique de l’histoire noire qui nuance sa propre exigence d’une histoire « impersonnelle » dégagée de toute expression sensible. Que les révoltes des Noirs n’aient pas constitué pour Greene un intérêt purement passager, et vite oublié, est enfin prouvé par le fait qu’à la fin des années 1940 il allait encore en appeler à approfondir l’histoire des résistances des esclaves nord-américains 38.

Pour conclure, la trajectoire biographique et intellectuelle de Greene — davantage encore que celles d’historiens ayant plus explicitement mis la production du savoir historique au service d’une cause politique, parfois révolutionnaire — révèle la nécessité qu’il y a aujourd’hui de remettre en question le partage entre « histoire militante » et « histoire scientifique-universitaire ». L’œuvre de Greene nous suggère que, loin d’être une exception, et la source d’une inévitable transgression des normes de l’objectivité, un engagement, plus ou moins conscient et assumé, est peut-être la règle en matière d’écriture de l’histoire. L’enjeu n’est donc pas seulement de redécouvrir l’œuvre des historiens noirs qui, comme Greene, ont écrit depuis et à propos des marges de la société américaine, mais aussi et indissociablement d’examiner dans quelle mesure cette histoire décentrée permet de renouveler le regard sur l’histoire de la discipline historique dans son ensemble... sans distinction de race ni de couleur.