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Ya-Han Chuang

Ya-Han Chuang est chercheuse post-doctorante à l’INED, chargée d’études du projet d’ANR « Chinese Immigrants in Paris Region (CHiPRe) » (2019-2023) et fellow à l’Institut Convergence des Migrations. Elle est membre du projet Émergences « Chinois.e.s en Île-de-France : Identifications et identités en mutation » financé par la Mairie de Paris et du projet d’ANR « PolAsie : Political Participation of Asian Migrants and Their Descendants in France ». Elle a coordonné des dossiers dans les revues M@ppemonde, Recherches Sociologiques et Anthropologiques, Journal of Overseas Chinese et fait paraître des articles notamment dans Sociétés Contemporaines, Ethnic and Racial Studies et International Migration.


Anne‑Christine Trémon

Anne-Christine Trémon est maître d’enseignement et de recherche (MER) à l’université de Lausanne, affiliée au Laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle (LACS). Docteure en anthropologie sociale de l’EHESS (2005) et agrégée d’histoire, elle a soutenu une Habilitation à diriger les recherches à l’université Paris Nanterre (2018). Elle a publié deux monographies, Chinois en Polynésie française. Migration, métissage, diaspora (2010) et Pour la cause de l’ancêtre. Relation diasporique et transformations d’un village globalisé, Shenzhen, Chine (2018) aux éditions de la Société d’ethnologie. Ses enquêtes successives composent une ethnographie multisituée de la diaspora chinoise, et plus largement, de la « globalisation chinoise ». Ses recherches actuelles portent plus particulièrement sur les processus d’urbanisation et de biens communs/publics. Ses travaux entrent en discussion avec les études urbaines et migratoires, l’histoire globale, la socio-anthropologie économique, ainsi qu’avec le tournant moral et éthique en anthropologie.



Chuang Ya-Han, Trémon Anne-Christine (V1: novembre 2020). “Capitalisme flexible et conflits urbains : les nouveaux territoires des mobilités chinoises”, in Chuang Ya-Han, Trémon Anne-Christine (dir.), Mobilités et mobilisations chinoises en France, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-03-6 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Capitalisme-flexible-et-con (...)), RIS, BibTeX.

Dernière mise à jour : 4 novembre 2020


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La pandémie de la COVID-19 a fait office de révélateur de l’imbrication profonde de la Chine dans les flux de marchandises, de technologies et de personnes. La transmission rapide du virus depuis Wuhan, hub connectant de nombreuses liaisons aériennes internationales vers la Chine, a démontré l’intensité des échanges commerciaux, touristiques et académiques avec ce pays. Les ruptures d’approvisionnement ont montré la place centrale qu’il occupe dans les chaînes de production et de distribution. La peur provoquée par la pandémie a suscité à la fois des mesures économiques protectionnistes et donné lieu à des réactions de xénophobie envers des personnes d’origine asiatique. Qu’elle soit perçue de façon positive ou péjorative, la dynamique de la « globalisation chinoise » produit des effets territoriaux, politiques et émotionnels à diverses échelles. Selon Frank Pieke, cette « globalisation chinoise » doit être entendue non seulement comme la réémergence de la Chine comme un des nouveaux centres du système monde 1 mais aussi comme son expansion au-delà de ses frontières — l’expansion de l’influence économique et culturelle chinoise via ses réseaux diasporiques anciens, ses nouveaux migrants, les institutions étatiques et diplomatiques. Il s’agit, souligne-t-il, de développer une « géographie processuelle » (process geography), autrement dit de dévoiler la nature construite de l’entité appelée « Chine » en montrant comment « la Chine » ou des parties de celle-ci sont construites de manière différentielle dans de multiples arènes 2.

L’ascension économique de la Chine depuis 1978 se traduit en France par un flux plus nombreux et plus diversifié de personnes, relevant de différentes catégories — migrations de travailleurs et de commerçants, mais aussi arrivées de plus en plus nombreuses d’étudiants, de touristes, et d’entrepreneurs 3. Pour appréhender et analyser ces enjeux, cet ouvrage fait dialoguer les études de la globalisation, les études des mobilités et les études urbaines.

Les premières permettent de situer l’émergence chinoise dans le contexte plus large des dynamiques à l’œuvre dans la reconfiguration du capitalisme à l’échelle mondiale et d’en aborder les effets en termes de production de l’espace. Le nouveau régime d’accumulation flexible qui s’est affirmé à partir des années 1970 n’a pas seulement entraîné la délocalisation de la production manufacturière dans les pays émergents, entraînant la fermeture de nombreux sites de production ; elle a également eu pour effet de flexibiliser la part de la production qui est demeurée dans les pays touchés par cette désindustrialisation. Ce secteur, et ses territoires en crise, ont été largement investis par des entrepreneurs immigrés (notamment chinois — nous reviendrons plus loin au cas de l’industrie textile) dans le cadre plus large de l’encouragement à l’entrepreneuriat. Que celui-ci soit soutenu par des politiques publiques ou qu’il soit le résultat par défaut des difficultés croissantes à s’insérer sur le marché du travail, il est un trait majeur des politiques de néolibéralisation économique accompagnant la mondialisation. Cette dernière, loin d’aplanir les échelles et de faire disparaître les territoires, se manifeste plutôt par la multiplication d’entités infra ou supra-étatiques et des phénomènes de « reterritorialisation » résultant de « sauts d’échelles 4 ». Dans le contexte de mise en concurrence généralisée des territoires, les gouvernements nationaux, mais aussi locaux, cherchent à promouvoir l’image des localités à des fins d’attraction des investisseurs et des touristes 5. La forte concentration d’« entrepreneurs ethniques » peut constituer un atout à cet effet, bien qu’elle puisse aussi agir comme signal de difficultés socio-économiques voire de crise. Un des enjeux transversaux à ce livre concerne le rôle, possiblement amplificateur, joué par la globalisation chinoise dans ces processus, et l’examen de leurs effets spatiaux. Nous présentons, dans cette introduction et dans les divers chapitres, la cartographie changeante qui en résulte en ce qui concerne les espaces fortement investis par la présence chinoise en France, et des mécanismes par lesquels des quartiers viennent à être identifiés comme « chinois » ; ou encore, la façon dont la success story économique chinoise influe sur les pratiques et les stratégies des acteurs (chinois et autres) qu’elle vient justifier et légitimer.

Les mobility studies ont tourné le dos à la célébration normative des mouvements et des flux qui caractérisait la première vague de travaux consacrés à la globalisation. Elles soulignent les distinctions catégorielles alimentées par les politiques différenciées des États en matière d’autorisation à circuler, productrices de « régimes de mobilité » inégaux ; mais aussi les imaginaires, significations et expériences diverses de la mobilité, qui sont productrices d’attachements spécifiques aux endroits que les personnes visitent, ou dans lesquels elles s’installent — l’expérience du déplacement n’étant nullement contradictoire avec celle de « l’emplacement 6 ». Chacun des chapitres aborde, sous des angles divers, la question de l’image sociale projetée par les migrants chinois, les stéréotypes qui leur sont rattachés, les manières dont ils sont bousculés par ces nouvelles mobilités, ainsi qu’en arrière-fond par le récit de la modernisation chinoise. Il s’agit également d’interroger l’interrelation entre mobilité spatiale et mobilité sociale. Si le rôle de la première comme catalyseur de la seconde est bien connu 7, l’un des enjeux de cet ouvrage concerne la façon dont les nouvelles mobilités, estudiantines notamment, diffèrent, sur le plan des stratégies et perspectives de mobilité sociale ascendante, des mobilités migratoires plus anciennes. La population d’origine chinoise est caractérisée par de forts clivages de classe ; elle est très diverse, mais ses différentes composantes sont reliées par des rapports de solidarité et d’exploitation.

Notre unité d’observation n’est pas un groupe « ethnique » présent dans une localité précise, mais plutôt cet assemblage hautement divers que Jean-Pierre Hassoun et Yinh Pon Tan avaient qualifié de « constellation ethnique 8 ». En nous intéressant à la façon dont leurs stratégies de mobilité s’inscrivent dans des phénomènes à grande échelle — les redéploiements du capitalisme mondial — et à petite échelle — les modes de subsistance au quotidien et l’ancrage dans le quartier ou la ville, nous tâchons de nous déparer de toute « ethnicité méthodologique ». Nina Glick Schiller et Ayse Çāglar ont appelé à aller au-delà des démarches de dénaturalisation de la notion de groupe ethnique et des analyses visant à montrer le caractère construit de l’identité ethnique 9. Elles entendent radicaliser le rejet de toute ethnicité méthodologique, au motif que celle-ci ne permet pas de rendre compte adéquatement « de la relation des migrants avec leurs localités de résidence et d’autres localités ailleurs dans le monde 10 ». Il s’agirait donc de cesser de circonscrire l’unité d’observation de base d’une enquête à un groupe censé partager une origine commune, et d’élargir systématiquement l’éventail à une diversité de migrants.

Or outre que le cas d’une population aussi diverse et nombreuse que la population d’origine chinoise agit d’emblée comme un garde-fou contre les perspectives homogénéisantes, les mobilisations contre la violence examinée par plusieurs chapitres de cet ouvrage ne pourraient tout simplement pas être observées selon un tel protocole d’enquête. Ethnographier ces mobilisations ne signifie pas tomber dans les travers réifiants et homogénéisants de « l’ethnicité méthodologique » puisque les différences en capitaux culturel, économique et juridique (droit de séjour) entre primomigrants et leurs descendants, mais aussi entre anciens et nouveaux migrants, peuvent fragiliser l’unité de ces mouvements face aux vols violents contre lesquels ils cherchent à se défendre ; à l’inverse, la problématisation de ces questions est susceptible de produire de l’unité là où il n’y en avait pas ou peu. L’expérience partagée de ce ciblage raciste favorise alors l’émergence d’un mouvement de visibilisation dans l’espace public de la catégorie racisée « asiatique ». En outre, tout en gardant bien à l’esprit que les phénomènes décrits ne concernent pas que les populations d’origine chinoise, étudier les rapports entre globalisation, diversification des mobilités et apparition de conflits suppose d’historiciser l’analyse en montrant la façon dont les enjeux de mobilité sociale intergénérationnelle par exemple sont révisés ou confortés à l’aune de l’émergence de la Chine.

En revanche, nous adhérons au principe selon lequel la population enquêtée ne saurait se réduire à ce (présumé) groupe ethnique et qu’il convient d’élargir le cercle des interlocuteurs de l’enquête, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de mobilisations, aux autres acteurs entrant en ligne de compte — membres d’associations, dirigeants politiques, autres habitants du quartier, etc. L’échelon de la ville est tout particulièrement fructueux pour examiner, dans le cas de la France, les questions d’insertion et d’accueil des étrangers, qui se déploient notamment à travers la politique de la ville et des projets locaux axés sur les espaces urbains. Dans le contexte d’une tradition politique républicaine qui épouse le principe de non-reconnaissance des différences ethniques et culturelles, c’est l’espace qui est différencié ; les politiques de « zonage » en sont le principal instrument. Les interventions politiques et policières sont ainsi souvent axées sur les espaces urbains — et non sur les populations 11.

Notre introduction (mais aussi le chapitre de Ya-Han Chuang et Anne-Christine Trémon) repose sur le principe que l’ensemble de ces enjeux doit être abordé suivant une approche tridimensionnelle, en examinant tour à tour la production des espaces, la construction des lieux, et la situation scalaire de ces espaces et de ces lieux :

  • La production de l’espace inclut les facteurs sociaux, économiques, idéologiques et technologiques impliqués dans la création des espaces ; l’accent matérialiste de cette notion s’avère utile pour analyser l’émergence historique et la formation politique et économique de l’espace urbain.
  • La construction des lieux renvoie à l’expérience phénoménologique et symbolique des lieux en tant qu’elle est médiée par des rapports sociaux d’échange, de conflit, de domination 12 ; cette notion cherche à saisir la transformation de l’espace en des scènes et des lieux porteurs de signification. Dans cet ouvrage, elle est particulièrement présente à travers les questions des rapports noués aux lieux visités ou habités, de leurs usages, ainsi que dans l’expérience « d’emplacement » et de sentiment d’appartenance à un lieu.
  • La situation scalaire résulte d’actions, pratiques et discursives, d’échelonnement par les acteurs dans les processus de production de l’espace et de construction d’un rapport aux lieux, c’est-à-dire leur échelle relative, plus ou moins locale ou globale. Elle a trait aux stratégies de positionnement stratégique d’un territoire en tant que « carrefour d’échange global », par exemple, ou encore d’un quartier comme lieu d’accueil de migrants. Elle se joue également dans les stratégies de mobilité déployées par les migrants et leurs enfants aux échelles nationale ou transnationale. Elle est enfin ce qui se joue dans la négociation de l’échelle pertinente à laquelle doit se situer la formulation des problèmes, et se résoudre les conflits (du quartier, de la ville, ou de l’État), notamment au cours des dynamiques de concertation entre acteurs autour des usages du territoire et la publicisation des questions d’insécurité.

Les mobilités chinoises en France : une diversification croissante

La France, depuis le début du XXe siècle le premier pays d’accueil de la diaspora chinoise en Europe, a vu plusieurs fois changer le visage de la présence chinoise. Cette diversification s’est intensifiée au début du XXIe siècle. Désormais, elle n’accueille plus seulement des migrants venant travailler dans les secteurs de la confection ou de la restauration, mais aussi des expatriés des grandes entreprises chinoises, des jeunes venant suivre des études supérieures, ainsi que des touristes friands de produits de luxe et de patrimoine. Cette diversité ne correspond pas à des vagues successives de mobilité : on constate plutôt une diversification croissante tant des mobilités en général que, au sein de celle-ci, des mobilités qui relèvent de l’immigration.

Il est difficile de déterminer avec précision le nombre exact de personnes d’origine chinoise résidant en France — qui ne se limite pas aux personnes nées en Chine et immigrées ou issues de l’immigration en provenance de Chine — et cela pour deux raisons. Tout d’abord, les Chinois qui formaient des minorités ethniques dans les pays de la péninsule indochinoise, Laos, Vietnam et Cambodge, sont difficiles à décompter. Enfin, un grand nombre d’immigrants sans-papiers et leurs enfants ne sont pas pris en compte dans les statistiques. Le recensement de l’INSEE en 2018 estime à 107 000 le nombre de Chinois issus de République populaire de Chine (RPC) en France. Une estimation très prudente incluant les personnes d’origine chinoise de nationalité du
sud-est asiatique et les personnes de nationalité chinoise sans-papiers porte le nombre à 400 000 personnes en France, alors que d’autres sources parlent de 600 000 à 700 000 13). Dans tous les cas, Paris est souvent considérée comme la ville dotée de la plus importante population chinoise en Europe 14.

L’immigration chinoise vers la France a débuté dans la seconde moitié du XIXe siècle avec l’arrivée de marchands en provenance du comté de Qingtian, dans la région de Wenzhou 15 située au sud de la province côtière du Zhejiang. Elle s’inscrit dans le contexte plus général de l’établissement de ports ouverts au commerce avec l’étranger, dont celui de Wenzhou (ouvert en 1876) et de l’augmentation des flux d’émigration chinois que les autorités impériales reconnaissent en levant l’interdit sur l’émigration en 1893. Pendant la Première Guerre mondiale, les marchands établis en France déploient leurs réseaux afin de favoriser le recrutement de travailleurs chinois qui viennent suppléer la main-d’œuvre masculine française, surtout à l’arrière, bien que certains de ces contingents travaillent sur la ligne de front au creusement des tranchées 16. Alors que d’autres provinces d’émigration chinoise connaissent un arrêt de l’émigration à partir de 1937, durant l’occupation japonaise, des commerçants de Wenzhou continuent à venir en France tout au long de la période, à la recherche de débouchés sur le marché européen. Après la fermeture des frontières de la République populaire de Chine en 1949, une émigration illégale se poursuit, concernant principalement des personnes ayant déjà des parents installés à l’étranger, et ayant les moyens de partir (souvent en transitant par Hong Kong) 17. Cette émigration s’effectue toutefois au compte-gouttes.

Ce n’est qu’après la fin de la Révolution culturelle et la réouverture de la Chine que les chaînes d’émigration familiale réalimentent de nouveaux flux. Entre-temps, dans les années 1970, sont arrivés en France des réfugiés en provenance de l’Asie du Sud-Est (Vietnam, Cambodge, Laos, etc.), qui sont pour la plupart d’entre eux issus de minorités chinoises, formées par suite de migrations plus anciennes depuis la Chine vers ces pays 18. Les flux en provenance de République populaire de Chine s’amplifient au cours des deux décennies suivantes. Les immigrants sont toujours principalement originaires de la province du Zhejiang, et accessoirement du Fujian, autre province côtière du sud de la Chine à la longue tradition d’émigration, mais aussi des provinces du nord-est de la Chine devenues plus récemment émettrices de flux d’émigration — les migrants, en majorité des migrantes, issus de cette région sont connus sous le nom de Dongbei (voir le chapitre d’Hélène Le Bail 19.

Ces provinces du Nord-Est n’avaient pas de tradition d’émigration et sont devenues nouvellement émettrices de flux migratoires en raison du déclin économique qui a affecté ces régions économiquement caractérisées par les industries lourdes et la prédominance d’entreprises étatiques qui ont été restructurées, engendrant des licenciements. À l’inverse, d’autres régions traditionnellement émettrices de flux migratoires, situées notamment dans les provinces côtières du Sud-Est, ont vu décliner l’émigration, et de nouveaux types de mobilités plus courtes prendre le pas sur la tradition d’émigration au long cours. Ce phénomène est le plus marqué dans la région du delta des Perles (province du Guangdong), qui a connu un essor économique considérable et est devenue réceptrice de flux d’immigration intérieurs à la Chine. La tendance est au raccourcissement de la durée des séjours, et au développement de carrières transnationales pour des « entrepreneurs mobiles » ayant un pied dans chaque pays 20. C’est moins net dans le cas du Fujian, province qui s’est fortement développée économiquement mais dont les zones rurales et pauvres continuent d’alimenter des flux d’émigration illégale. Dans le Zhejiang, et notamment la région autour de Wenzhou, la très forte tradition d’émigration entrepreneuriale et familiale se poursuit. Elle revêtait déjà un aspect que nous pourrions qualifier de « circulatoire générationnel » : la tendance à rentrer au pays en laissant des membres de la famille plus jeunes, ou de la génération suivante, émigrer et poursuivre l’entreprise familiale. Le discours nationaliste des autorités, vantant le patriotisme des nouveaux migrants (xin yimin) appelés à participer globalement au développement économique de la Chine, accentue de manière générale l’idée que le bon migrant est celui qui fait fortune tout en demeurant loyal à sa patrie (voir le chapitre d’Emmanuel Ma Mung).

Visualiser les provinces évoquées
Carte de la Chine : provinces d’émigration dont Dongbei

Avec la croissance économique chinoise, et l’émergence d’une classe moyenne désireuse de conforter sa position sociale et de mener un style de vie ouvert sur le monde, de nouveaux types de mobilité en provenance de Chine sont apparus. À partir du milieu des années 1990, le nombre d’étudiants chinois en France a connu une croissance vertigineuse. Ainsi, de 1998 à 2003, les effectifs des étudiants chinois dans le système d’enseignement supérieur français ont été multipliés par huit (une évolution dix fois plus importante que l’augmentation générale des étudiants étrangers). Ils sont actuellement plus de 30 000 à être inscrits dans une formation d’études supérieures en France 21. À l’issue de leurs études, un nombre croissant d’entre eux se fait recruter dans des entreprises nationales ou multinationales, d’autres deviennent entrepreneurs ou restaurateurs. Étant dispersés partout en France, ils contribuent, lorsqu’ils se lancent dans des carrières entrepreneuriales pendant ou après leurs études, à diffuser sur tout le territoire des commerces offrant des produits chinois qui se distinguent des restaurants tenus par les immigrés plus anciens. Deux chapitres dans cet ouvrage mettent en lumière le parcours de ces anciens étudiants et leurs stratégies de mobilités. Yong Li, qui a enquêté à Rouen, montre comment ces jeunes ont à cœur d’innover et de se démarquer des commerces plus « traditionnels » tenus par les immigrés, tout en jouant la carte « ethnique » 22. Le chapitre de Lise Gibet approfondit cette question en ce qui concerne la restauration. La première génération d’entrepreneurs chinois se contentait de vendre des plats ajustés au goût du consommateur français. Au contraire, les nouveaux restaurateurs, issus d’enfants d’immigrés ou étudiants chinois au capital culturel élevé, refusent l’étiquette d’une cuisine « bas de gamme ». Afin de renouveler la représentation de la cuisine chinoise, ces jeunes restaurateurs tendent à souligner l’authenticité des plats en misant sur la gastronomie régionale et revoient la décoration de leurs restaurants dans des tons plus modernes, le noir et le blanc, au lieu de la tonalité rouge traditionnelle. Certains de ces restaurants misent sur une clientèle non plus française, mais chinoise — les touristes visitant la France.

À celle de l’étudiant s’ajoute une figure classique de la mobilité, le touriste 23. L’émergence d’une société de consommation issue du développement économique en Chine fait naître une classe moyenne et supérieure désireuse de voyager et de consommer. La France devient ainsi une destination attractive pour les Chinois, comptant plus de 2 millions des touristes chinois chaque année depuis 2015 24. Le chapitre d’Isabelle Brianso analyse en détail la double posture de ces touristes-visiteurs chinois. Étant à la fois amateurs d’art et consommateurs de produits de luxe, ces touristes-visiteurs constituent un des groupes le plus importants pour les hauts lieux du patrimoine en France (château de Versailles, Musée du Louvre, etc.). Elle met en évidence, par l’observation in situ et l’analyse de parcours de visite en Avignon, les éléments qui conduisent à figer cette figure du touriste dans un stéréotype du visiteur pressé, ces visites étant organisées selon un rythme intensif.

Enclaves ethniques, clusters commerciaux et banlieues résidentielles

Environ deux tiers des Chinois en France habitent à Paris et sa banlieue 25. La diversification des mobilités chinoises tend à produire des effets urbains en formant des enclaves commerciales ou résidentielles dans différentes parties de l’Île-de-France. Ainsi, lorsqu’on demande s’il existe un quartier chinois à Paris, on pense souvent au XIIIe arrondissement, ou plus précisément au « triangle de Choisy », principalement habité par la vague massive de réfugiés arrivés d’Asie du Sud-Est à la fin des années 1970, au caractère « chinois » accentué par suite de l’arrivée de migrants de République populaire de Chine.

Toutefois, plusieurs autres zones à forte densité de population chinoise se trouvent dans la ville de Paris, dont certaines ont une longue histoire de peuplement, et toutes sont plus distinctement chinoises que la « petite Asie » du XIIIe. Elles sont situées dans certaines parties du IIIe arrondissement (Temple - Gravilliers), l’implantation la plus ancienne ; à Belleville, au carrefour des XIXe, XXe, Xe et XIe arrondissements, ainsi que dans certaines parties du XIe (Sedaine-Popincourt) et du XIXe (Flandre). Avec l’intensification des migrations dans les années 1980 et 1990, ces zones sont devenues plus densément chinoises, tant du point de vue du pourcentage de la population résidente que du nombre de restaurants et de magasins proposant de l’alimentation et des marchandises.

Ces « Chinatowns » en Île-de-France se sont formés par strates successives. Tout d’abord, le « triangle de Choisy », Belleville et, dans une moindre mesure, le quartier « Arts et Métiers » incarnent le « Chinatown » paradigmatique avec un mélange de commerce ethnique et d’habitants issus de l’immigration 26. Les habitants du triangle de Choisy sont principalement des réfugiés chinois d’Asie du Sud-Est venus en France à la fin des années 1970 ou leurs descendants, même si la composition démographique de ce quartier continue de se diversifier avec l’arrivée de nouveaux immigrants, ceux qui sont venus de la province du Fujian, et des étudiants de toute la Chine continentale. En revanche, les habitants chinois dans les deux autres quartiers (Arts et Métiers et Belleville) sont majoritairement des immigrants originaires de Wenzhou et de ses alentours. Quartier d’accueil historique des immigrés à Paris, Belleville a d’abord été investi par des commerçants réfugiés indochinois avant d’attirer les immigrés de Wenzhou.

Ces espaces urbains sont des « enclaves ethniques », des espaces à haute densité de population immigrée de même provenance, et à forte concentration de réseaux d’activité et de services économiques à dimension ethnique 27 : restaurants et magasins d’alimentation, que desservent tout un éventail d’autres commerces et services, du magasin de fournitures en vaissellerie et objets de décoration pour les restaurants aux agences de voyages.

Depuis les années 1990, de nouvelles zones se sont développées qui ne présentent pas ce caractère d’enclave ethnique, alors même qu’elles constituent des enclaves spatiales stricto sensu. Ces zones présentent deux caractéristiques : d’une part, elles sont des clusters, puisqu’elles regroupent un grand nombre d’entreprises œuvrant dans le même secteur, donnant ainsi une forte concentration et une fonction économique bien définie à ces espaces ; d’autre part, ce sont des carrefours commerciaux, puisque les entreprises commerciales qui y sont implantées font avant tout de la distribution (bien qu’elles maîtrisent parfois la production). Le quartier Popincourt, dans le XIe arrondissement, a été le premier à émerger — il a reçu le surnom de « Sentier chinois ». À présent, la zone des grossistes d’Aubervilliers, située au nord de Paris, de l’autre côté du boulevard périphérique, l’a largement dépassé, ne serait-ce que par sa taille et l’espace offert par ses anciens entrepôts reconvertis en showrooms. Y sont vendus des produits manufacturés importés de Chine pour la vente en gros — principalement des chaussures et des vêtements, mais aussi des montres, des bijoux bon marché et toutes sortes de bibelots. Leurs clients sont principalement des chaînes de magasins de vêtements et de chaussures, des marques de commerce françaises, et, dans une moindre mesure, des détaillants dans d’autres villes françaises et pays européens. Bien qu’un petit nombre de marchandises soient produites dans des ateliers de confection locaux gérés par des réseaux ethniques, les marchandises qu’ils vendent sont importées de Chine et d’Italie, où il existe également une volumineuse communauté originaire du Zhejiang spécialisée dans l’industrie textile.

Ces zones font vivre les enclaves ethniques, tout en en émanant : les entrepreneurs y ont bien souvent transité avant de s’y lancer dans le commerce, et les services offerts par les enclaves se voient revivifiés par le dynamisme économique de leur clientèle travaillant dans ces zones. Alice Hertzog met en lumière la chaîne d’approvisionnement à l’échelle de l’Île-de-France, entre les bazars de Belleville et les showrooms d’Aubervilliers, d’objets particuliers, à caractère religieux. La diversification et l’innovation des produits religieux, auxquelles participent parfois les commerçants eux-mêmes, sont constitutifs de la superdiversité bellevilloise. Elle éclaire ainsi un aspect méconnu de la circulation d’objets permise par la globalisation des chaînes d’approvisionnement. Ces zones sont par ailleurs quasi exclusivement dédiées au secteur textile, dans lequel les Chinois jouent un rôle important dans l’importation et la distribution, et dans une moindre mesure, la fabrication. Ces activités sont en fait devenues un quasi-monopole des Chinois à la fin des années 1990. Le Sentier, longtemps principal quartier de fabrication et de vente en gros de vêtements à Paris, a traversé une crise au début des années 1990 et s’est transformé en une zone de start-up de haute technologie et de médias électroniques. L’impulsion principale a toutefois été l’augmentation de la concurrence des Chinois qui ont commencé à importer des vêtements et des accessoires produits en Chine — où ils ont parfois eux-mêmes relocalisé leur production. Cette concurrence s’est intensifiée après l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce en 2001 28. Les zones nouvelles de commerce de gros sont ainsi le produit direct de la globalisation chinoise.

Les commerçants de Popincourt et d’Aubervilliers partagent les mêmes caractéristiques : presque tous sont originaires de la région autour de la ville de Wenzhou 15, dans la province du Zhejiang, en Chine. Ils forment un réseau interconnecté de relations sociales et de parenté sur deux générations (voire trois dans certains cas). Certains des grossistes d’Aubervilliers sont arrivés plus récemment, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, mais la plupart d’entre eux se sont déplacés de l’intérieur de Paris vers Aubervilliers en raison des politiques municipales visant à réduire le nombre de grossistes. En effet, face aux mobilisations des habitants du quartier Popincourt, la ville de Paris a pris des mesures pour limiter la présence du commerce de gros. Par contraste, à Aubervilliers, où cette activité est une source de revenus pour la ville, les autorités municipales ont agi de manière pragmatique envers les commerçants, en faisant d’Aubervilliers le point d’entrée idéal pour les capitaux chinois selon un processus typique de création de « rentes 29 ». Elles ont coopté des entrepreneurs chinois de premier plan dans leur quête de la « machine de croissance urbaine 30 ». Quelques entrepreneurs, souvent des grossistes et des sous-traitants immobiliers, sont devenus les principaux négociateurs dans leurs relations avec les autorités municipales (cf. le chapitre de Ya-Han Chuang et Anne-Christine Trémon).

La création de ces marchés de gros a conduit les commerçants eux-mêmes, mais aussi leurs employés, auparavant habitants du nord de Paris intra-muros, à s’installer dans de nouveaux quartiers résidentiels en Île-de-France, notamment dans le département de la Seine-Saint-Denis (Aubervilliers, Bagnolet, Pantin, La Courneuve), dans le Val-de-Marne (Ivry-sur-Seine, Vitry-sur-Seine) (voir le chapitre d’Aurore Merle et celui de Juan Du). Selon l’enquête de l’Observatoire de diversité de Seine-Saint-Denis, le nombre des habitants chinois dans le département a augmenté de 20 % entre 2006 et 2013 ; ils y représentent aujourd’hui 5 % de la population immigrée. Mais ce ne sont pas seulement les immigrés installés depuis une ou deux décennies en France qui y résident. S’y retrouvent également des immigrés très récemment arrivés, qui y trouvent, par les réseaux communautaires, à louer un lit à des propriétaires wenzhou anciennement établis (voir le chapitre de Juan Du).

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Les zones des « quartiers Chinois » dans Paris et les villes d’habitation cités de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne :

Cartes de Paris et de la banlieue : activité et habitation

Les nouvelles mobilités chinoises ont donné lieu, au cours des dix dernières années, principalement en Île-de-France, à l’apparition de « problèmes publics 31 ». Gusfield distingue les « problèmes publics » des « problèmes sociaux » par le fait que les revendications ne sont pas faites au nom de personnes privées ou de groupes d’intérêt, mais au nom du bien public 32. Cette distinction est un enjeu de l’accession des problèmes soulevés au rang de « problème public ». Tout d’abord, les mobilisations contre les problèmes de circulation et d’occupation de la voirie par le commerce chinois à Popincourt et à Aubervilliers (voir le chapitre de Ya-Han Chuang et Anne-Christine Trémon) sont faites au nom d’individus et de groupes qui défendent leurs intérêts privés. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de dynamique de publicité du « problème social » ; les groupes mobilisés font appel aux institutions publiques (gouvernements municipaux, police et justice) pour résoudre le problème — le problème social est mis sur la scène publique et à l’ordre du jour des institutions publiques, qui le traitent ainsi comme un problème relevant de l’intérêt général 33. Toutefois, dans le cas de la mobilisation des grossistes chinois à Aubervilliers depuis 2010 contre le problème des vols violents dont ils sont victimes, les pouvoirs publics tendent à dénigrer le caractère d’intérêt général de cette cause dès lors que celle-ci est portée par un ensemble de personnes qui se réclament d’une même origine ethnolinguistique, et cela quand bien même le caractère raciste des agressions est reconnu. Ainsi que le montre le chapitre d’Anne-Christine Trémon, ceci conduit les porte-parole à prendre garde de présenter les revendications en matière de caméras de surveillance comme relevant de l’intérêt public. Ceci est notamment le fait de personnes aspirant à une carrière politique ou désireuses d’influencer le débat politique. Dès lors, l’idée même d’une mobilisation au nom d’une cause commune en vient à être questionnée par « la base », qui soupçonne ces grands patrons et candidats à une carrière politique d’en profiter pour servir leurs propres intérêts.

La sécurité est un type de bien rarement étudié par les travaux portant sur les mouvements de défense des « communs » urbains, ou sur les questions d’accès aux ressources urbaines et notamment aux biens publics (éducation, logement, mais aussi loisirs) pour les populations immigrées, et plus généralement pour les populations marginalisées et de facto privées d’un « droit à la ville 34 ». Cela tient pour partie à ce que la question de la sécurité peut entrer en concurrence avec d’autres biens communs tout aussi nécessaires à la vie en ville — éducation, places de jeux, espaces verts, etc., tout particulièrement dans les communes pauvres qui doivent faire des arbitrages budgétaires. Cela tient aussi à ce que la publicisation de ces problèmes est particulièrement délicate. Apparaît en effet une tension entre la dénonciation d’un ciblage spécifique, à caractère raciste, des victimes, et les soupçons de « communautarisme » à l’égard de celles-ci lorsqu’elles se mobilisent. Or, comme le montre le chapitre d’Aurore Merle à propos des mobilisations des habitants à La Courneuve, celles-ci émergent moins sur une base « ethnique » préétablie qu’à partir de la condition partagée de victime. En outre, Ya-Han Chuang souligne que les mobilisations à Belleville rassemblent certes des personnes d’origine chinoise, mais leur donne par la même l’occasion d’un apprentissage pratique de la citoyenneté, par l’affichage dans l’espace public — au cours des manifestations — d’une réclamation de droits à l’égalité 35. Hélène Le Bail montre, dans le cas des femmes chinoises travailleuses sexuelles à Belleville ou dans le XIIIe arrondissement, que leur activité les stigmatise alors qu’elles sont déjà vulnérables en raison de leur statut administratif, ainsi que la manière dont elles ont choisi de défendre leur « droit à la ville », leur présence sur le territoire urbain par une action citoyenne : le balayage des rues 36.

Modes de production flexibles et stratégies de mobilité

Au sein de cette constellation diversifiée, on constate un haut degré de circulation de l’information passant par les médias « ethniques », qui favorise l’exploitation des nouvelles vagues par les anciennes, mais aussi l’exploitation intrafamiliale. Le recensement de 1999 montrait déjà la surreprésentation des immigrants provenant de la République populaire de Chine dans deux catégories socioprofessionnelles : les entrepreneurs (artisans, commerçants et chefs d’entreprise de plus de 10 salariés) et les travailleurs qui sont principalement employés dans des entreprises chinoises. Ces deux groupes totalisent 69,9 % des migrants actifs d’origine chinoise, contre 42,2 % pour la population active globale en France 37. De plus, les migrants en provenance de la Chine populaire sont concentrés dans certains secteurs économiques, principalement l’industrie des biens de consommation, le commerce et les services aux particuliers 38.

En Europe, la France semble se situer à mi-chemin entre les pays du Sud (Italie et Espagne) où les Chinois tout comme d’autres émigrés investissent fortement le secteur industriel et commercial (la production et distribution de produits textiles notamment) et moins celui des services (restauration), alors que dans les pays du nord de l’Europe, l’inverse prévaut 39. La zone du commerce de gros d’Aubervilliers officie comme un carrefour entre le nord et le sud de l’Europe ; les clients viennent surtout des pays du Nord, alors que les fournisseurs sont plutôt établis dans le Sud. Le chapitre d’Emmanuel Ma Mung dessine la place centrale d’Aubervilliers dans la route commerciale intercontinentale, fournissant un éclairage à l’échelle européenne de ce phénomène croissant d’établissement d’emporiums. Devenue « atelier du monde », la Chine a cherché depuis le début des années 2000, et plus encore après la crise de 2008, à faire monter en gamme son économie. Elle a annoncé en 2013 le projet surnommé Les Nouvelles Routes de la Soie ou Belt and Road Initiative (initialement nommé One Belt, One Road), ensemble d’infrastructures de transport qui vise à pénétrer plus efficacement encore les marchés mondiaux par des corridors terrestres et maritimes. Les dynamiques sociospatiales qui en résultent s’inscrivent dans la continuité des routes d’approvisionnement intercontinentales et sont loin d’être nouvelles 40. Ma Mung retrace ces continuités mais note aussi l’apparition de nouvelles centralités, tel que le carrefour secondaire à Marseille comme un hub connectant la route maritime et ferroviaire sur les Nouvelles Routes de la Soie.

En Italie, pays phare de la fast fashion globalisée, Antonella Ceccagno a observé la tendance croissante de certaines entreprises familiales chinoises plus anciennement établies à maîtriser la totalité de la chaîne de production textile au point de concurrencer les grandes firmes italiennes du secteur 41. Ceci est tout particulièrement vrai dans la ville de Prato, où le secteur manufacturier textile était en déclin au début des années 1980 et où les nouveaux arrivants Chinois, principalement originaires de la province du Zhejiang, ont repris des mains des firmes italiennes les fabriques et entrepôts. Si Ceccagno voit dans ce phénomène un révélateur du rôle des immigrés en tant qu’« agents des restructurations néolibérales », la situation française se prête moins à une telle interprétation. En effet, en France, pays d’immigration plus ancien que l’Italie, divers groupes immigrés ont depuis des décennies occupé cette niche économique. À la veille de la Première Guerre mondiale, la France comptait plus de commerçants et d’entrepreneurs immigrés qu’aujourd’hui. Des cohortes successives d’immigrés ont investi le commerce et la petite production manufacturière. Dans certains quartiers parisiens, une nationalité prédominante succède ainsi à une autre dans le commerce ou la restauration 42. Toutefois, le phénomène de cohabitation est plus fréquemment observé que le remplacement ou la succession 43 ; c’est le cas du quartier de Belleville, auquel sont consacrés le chapitre d’Alice Hertzog et celui de Ya-Han Chuang.

Cependant, on assiste en France depuis plusieurs décennies à une forte augmentation des activités indépendantes des immigrés étrangers 44. D’un côté, les nouveaux arrivants rencontrent des difficultés croissantes pour s’insérer dans un marché général de l’emploi salarial déjà en crise ; de l’autre côté, les caractéristiques socioculturelles du groupe d’origine sont susceptibles d’être exploitées par les immigrés étrangers comme des ressources pour soutenir leur avancement socioéconomique — la glorification du capitalisme confucéen, explication culturaliste du décollage économique chinois discuté par Winnie Lem, doit être analysée dans ce contexte. Les conditions de travail dans les entreprises familiales chinoises sont difficiles, les salaires faibles, l’emploi précaire, et les perspectives de carrière quasiment nulles pour les employés, rarement déclarés 45. Pourtant, peu de travailleurs quittent ce marché ethnique du travail : outre les contraintes pratiques pour intégrer le marché général du travail (le manque de maîtrise du français, l’absence de document de séjour), la raison tient au fait que les travailleurs eux-mêmes sont motivés par le modèle de réussite de l’entrepreneur et considèrent leur situation de prolétaire comme transitoire 46. Winnie Lem, tout en insistant sur le fait que les entreprises familiales chinoises sont représentatives d’un phénomène largement répandu dans les populations immigrées de par le monde, éclaire d’un jour nouveau les raisons de cette relative « captivité » de la main-d’œuvre familiale et la forte tendance qu’ont les membres des générations suivantes à reproduire les trajectoires de leurs parents. Elle montre comment la montée en puissance de la Chine légitime désormais les stratégies parentales de modelage de ces trajectoires, venant conforter et nourrir les justifications en termes de valeurs confucéennes.

Ce n’est donc pas tant la seule « restructuration néolibérale » que la conjonction entre le décentrement des capitaux à l’échelle mondiale et les politiques de flexibilisation du marché de travail en Europe qui fournit un terreau particulièrement favorable au type d’organisation économico-domestique souvent adoptée par les migrants. La petite entreprise familiale prévaut tant à des fins d’ajustement aux situations transnationales dans lesquelles ils se trouvent, qu’à des fins d’accumulation économique et d’ascension sociale 47. Cependant, alors qu’à Prato la présence chinoise — bien qu’elle ait contribué à relancer un secteur en déclin — a suscité des réactions fortement hostiles de la part des habitants et des acteurs politiques, au point de déboucher sur une « criminalisation » de l’entrepreneuriat chinois (avec une multiplication des inspections et des descentes de police), en France on ne constate rien de tel. Au contraire, comme le montre le chapitre d’Anne-Christine Trémon, les entrepreneurs chinois sont favorablement perçus par les décideurs dans les villes telles qu’Aubervilliers, fortement touchées par le déclin industriel des années 1970 mais où les Chinois ne sont pas vus comme des agents de la crise.

Par-delà cette différence liée à des particularités nationales, un second parallèle peut être dressé. L’accroissement et la diversification des flux migratoires ont conduit, au cours des trois dernières décennies, à une polarisation socio-économique croissante parmi les populations chinoises présentes en Europe. Cette diversification s’exprime à travers les différences grandissantes entre les premiers arrivants et les migrants récents, entre les riches et les pauvres 48. Se durcit ainsi un clivage de classe entre hommes d’affaires relativement riches qui ont réussi, petits entrepreneurs pour lesquels l’ascension sociale est beaucoup plus difficile et travailleurs employés des premiers. Cela tient pour partie à ce que les flux d’immigration les plus récents comportent une proportion importante de migrants irréguliers. Les nouveaux arrivants ne possèdent majoritairement pas de titre de séjour, ni de titre les autorisant à travailler. Ils entrent généralement au moyen d’un visa pour tourisme ou affaires qui expire quelques mois après leur arrivée. Ils ont pour la plupart contracté une dette auprès des passeurs, qu’ils mettent plusieurs années (entre cinq et dix ans) à rembourser 49. Ils sont dès lors, dès leur arrivée, fortement dépendant des enclaves ethniques pour trouver un travail et un logement 50.

Juan Du montre comment cette même logique prévaut en matière de logement, les réseaux ethniques constituant un marché secondaire du logement en dehors du marché officiel et caractérisé par la pratique provisoire du dapu. Or ces nouveaux migrants ne s’installent pas, le plus souvent, dans les quartiers présentant les caractéristiques des enclaves ethniques, mais dans des zones résidentielles où ils forment des îlots de population immigrée, tout en travaillant ailleurs — dans les enclaves traditionnelles ou les nouvelles zones de commerces de gros. La clandestinité, l’endettement, ainsi que la discrimination subie, alimentent une « solidarité contrainte 51 ». Cependant, le chapitre d’Hélène Le Bail montre de même les limites de la solidarité ethnique et le clivage de classe par la trajectoire d’un autre groupe : les femmes Dongbei qui fuient la Chine et deviennent travailleuses du sexe. Bien qu’elles soient venues en France pour travailler comme domestiques dans les familles Wenzhou, l’exploitation physique, matérielle et souvent émotionnelle pousse une grande partie de ces femmes à quitter ces emplois (non déclarés) et à devenir travailleuses du sexe. Sortir de l’enclave ethnique, où la solidarité sert de prétexte à la surexploitation, s’avère alors être une stratégie de mobilité.

Alors même qu’ils entrent légalement sur le territoire français, Yong Li expose les défis similaires que rencontrent les étudiants chinois, ainsi que les enjeux de leur relation avec l’économie immigrée chinoise en France 52. Dans un contexte où un titre universitaire étranger n’offre plus la garantie d’un emploi au retour en Chine et où le discours officiel des autorités recommande aux étudiants chinois à l’étranger d’acquérir une première expérience dans le pays d’accueil avant de rentrer, les diplômés chinois formés en France déploient une stratégie de « retour différé ». Ils sont nombreux à éprouver des décalages à la fois par rapport à leur société d’origine et ses normes de réussite sociale, mais aussi par rapport à la société d’accueil et la communauté chinoise installée en France de plus longue date. Yong Li examine les paramètres qui rendent compte d’une diversité de trajectoires. Les étudiants qui sont employés dans les niches ethniques peuvent développer des parcours de reconnaissance ou de déclassement selon qu’ils parviennent à s’insérer sur le marché primaire du travail, où ils sont bien payés et bénéficient d’une protection sociale, ou sur un marché secondaire dominé par le travail clandestin. Ces parcours tiennent aussi à des dispositions divergentes liées notamment à l’existence d’un passé migratoire familial.

Stéréotypes, racialisation et ambivalence de la « diversité »

En septembre 2016, le discours prononcé par le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve reconnaît le caractère raciste du phénomène des vols violents à l’encontre des personnes d’origine asiatique et notamment chinoise, englobant dans le même discours plusieurs catégories de personnes. En effet, il associait les vols dont sont victimes des résidents immigrés d’origine chinoise et ceux dont sont victimes des touristes issus de divers pays asiatiques mais, de manière croissante, de Chine 53. Si les statuts des personnes se diversifient par conséquence de nouvelles mobilités, les enjeux sociaux que celles-ci soulèvent peuvent ainsi être amenés à se recouper.

Isabelle Brianso interroge les stéréotypes du visiteur chinois pressé qui, ne s’intéressant pas à l’art et ignorant de l’histoire des lieux, se contenterait de les traverser au pas de course en prenant des photographies « obligées ». Tout en analysant les mécanismes conduisant à l’élaboration de ces clichés, elle les nuance, les invalide même, à partir d’enquêtes conduites au château de Versailles et au Palais des papes à Avignon. Lise Gibet montre, quant à elle, que les jeunes se lançant dans la restauration sont parfaitement conscients des clichés associés aux restaurants chinois et s’efforcent de les déjouer, tout en jouant des attentes des clients : « no tsingtao » affiche l’un des restaurants à l’entrée. Dans le même temps, la projection d’une nouvelle image plus moderne s’accompagne d’une montée en gamme, par la mise en avant de produits bio et de l’innovation culinaire. Pour les descendants d’immigrés qui tiennent ces restaurants parisiens, il s’agit de se défaire de l’image bas de gamme associée aux restaurants tenus par la génération de leurs parents, qui proposent des plats standardisés, mais aussi plus généralement de l’image négative associée à la présence des commerces chinois à Paris.

Les stratégies de ces jeunes restaurateurs se comprennent également au regard de la lutte menée par des habitants des quartiers de Paris en voie de gentrification contre la présence du commerce de gros chinois, accusé d’occuper trop d’espace, en raison de la croissance du nombre de commerces, et d’engendrer des nuisances sonores ainsi que des embouteillages. La gentrification du centre de Paris, avec des prix de l’immobilier et des loyers de locaux commerciaux toujours plus élevés, s’est traduite par l’expulsion des classes ouvrières et des migrants vers la banlieue, et une tendance à la disparition des activités économiques au sein du centre-ville 54. Dans cette logique, à Paris comme dans d’autres villes du monde, la consommation culturelle a pris une place centrale dans la formation du « mode de vie urbain 55 », et la « diversité » est devenue l’élément clé de la construction d’une ville cosmopolite 56.

Dans ce processus de la restructuration urbaine mis en place dans les grandes villes européennes et américaines, la présence des minorités ethniques-raciales est perçue de manière ambivalente. Tantôt infériorisée en tant que groupes défavorisés qui refusent d’intégrer la société majoritaire, tantôt glorifiée pour son charme cosmopolite, les municipalités et les politiques urbaines se servent de discours de « diversité » de manière ambivalente 57. Lorsqu’elle est associée à la production — industrie textile et commerce de gros — et aux classes populaires — fast foods, la « diversité » est moins valorisée que la consommation culturelle hauts de gamme — cafés, bars, magasins de produits de luxe, etc. — par les décideurs politiques et les habitants qui ont acheté des appartements dans ces quartiers. Le commerce de gros nuisait aux critères esthétiques de la gentrification, affichant des vêtements en devanture d’anciennes boulangeries — alors que les nouveaux restaurants s’y conforment mieux.

Michel Agier et Martin Lamotte appellent « pacifications urbaines » des modalités majeures de construction politique et de traitement des « marges urbaines 58 » ; ces marges, désignant des populations et des individus autant que des territoires, sont pensées à la fois comme historiquement produites et construites en tant que radicalement « autres » à des fins de légitimation d’actions visant à les réduire ou à les éliminer. L’invocation de la « diversité » ne cherche pas à éliminer ces marges mais peut constituer une sorte de soft power pacificateur. Van Eck, Hagemans et Rath soulignent, à propos de l’usage de cette notion comme principe directeur des politiques de gentrification résidentielle et commerciale à Amsterdam, qu’il emporte un large consensus, occultant la question de savoir quel type de diversité est promue, et joue ainsi un rôle pacificateur 59. Dans les quartiers de Paris en voie de gentrification, l’argument de la « diversité » sert, comme à Amsterdam, à produire une diversité désirée. La ville de Paris a usé de sa prérogative de préemption des baux locatifs pour réduire la présence des commerces de gros et attribuer les locaux commerciaux à des commerces représentant une diversité plus « glamour » (traiteurs éthiques de cuisines du monde, etc.).

Le chapitre de Ya-Han Chuang et Anne-Christine Trémon montre en outre que si les habitants des quartiers en voie d’embourgeoisement se mobilisent contre la « monoactivité », ils prennent garde à ce que leurs demandes d’une réduction des nuisances associées à celle-ci ne reprennent pas certains clichés sinophobes qui existent pourtant bel et bien (suspicion d’activités mafieuses et de communautarisme à l’égard d’une population perçue comme rétive à l’assimilation). À la différence de Prato (cf. plus haut), le fait que Belleville ou Aubervilliers étaient des lieux d’installation des immigrés joue dans les interprétations plus positives qui l’emportent, puisque les récits visant à la recherche d’un consensus puisent dans le réservoir d’interprétations fourni par le passé de ces quartiers d’immigration pour célébrer la « diversité » afin d’atténuer les connotations sinophobes de la « lutte contre la monoactivité ». En outre, alors qu’à Prato l’émergence de la Chine comme puissance économique globale est rendue responsable du déclin de l’industrie « autochtone » et les immigrés de Chine en viennent à faire figure de boucs émissaires, en Île-de-France cette même émergence globale est utilisée à l’appui de récits qui valorisent les territoires où s’implantent les entreprises chinoises, les positionnant stratégiquement en « plateformes » et carrefours de la mondialisation au moyen d’une « montée en échelle globale 60 ». Cependant, dans les banlieues qui ne connaissent pas ces phénomènes de gentrification, l’affichage de la « diversité » ne parvient pas à voiler les problèmes de cohabitation et la racialisation des tensions. À La Courneuve comme à Belleville et Aubervilliers, le problème de l’insécurité est interprété à l’aune d’un prisme ethnoracial ; non pas tant seulement au sens où les Maghrébins et les Noirs sont accusés d’être les auteurs des agressions, mais aussi au sens où les personnes agressées se sentent victimes du stéréotype à propos des Chinois comme étant faibles et n’osant pas porter plainte.

Plusieurs travaux en études urbaines soulignent les défis que pose pour la gouvernance urbaine l’hétérogénéité complexe des langues, des religions et des histoires migratoires observée dans les grandes métropoles, phénomène que certains ont appelé « superdiversité 61 ». Néanmoins, dans cet espace relationnel qu’est l’espace urbain, les différences ne sont pas juxtaposées à la manière d’une mosaïque, elles peuvent potentiellement entrer en conflit 62. Dans le département de Seine-Saint-Denis, la présence accrue de résidents chinois pose l’enjeu de la racialisation du problème de l’insécurité dans un tel contexte de « superdiversité » et de fortes inégalités sociales (le « 93 » est le département le plus pauvre de la France métropolitaine). Le 4 septembre 2016, une grande manifestation contre la violence (fan baoli) a rassemblé plusieurs milliers de personnes, place de la République, à Paris. Cette manifestation faisait suite à l’agression mortelle à Aubervilliers, un mois plutôt, de Zhang Chaolin, ouvrier d’un atelier de confection. Cette tragédie, par la médiatisation considérable dont elle a fait l’objet, n’a pas seulement permis de porter à la connaissance du grand public le phénomène de vols violents ciblant les personnes d’origine chinoise et de pousser les pouvoirs publics à agir ; elle a également redonné de l’élan à la mobilisation collective sur ces questions, dont la première impulsion remontait bien avant, à l’année 2010 63.

Le chapitre de Ya-Han Chuang revient sur la genèse des mobilisations communautaires autour de l’insécurité à Belleville, montrant comme une génération de jeunes militants s’est formée à l’engagement citoyen et politique et a acquis un savoir-faire en matière de publicisation des problèmes. Ils sont parvenus à faire admettre dans la sphère publique nationale — et auprès des tribunaux — le caractère raciste des vols violents dont sont victimes les personnes d’origine chinoise, et plus largement, asiatique, en Île-de-France. Si le modèle universaliste républicain, en tant que cadre organisationnel et cognitif, continue largement à influencer la compréhension et la prise en charge de la discrimination en France 64, la peine aggravée prononcée à l’encontre des meurtriers de Zhang Chaolin pour agression raciste (et pas seulement vol avec violences) témoigne de ce que ce cadre commence à être battu en brèche, suite au renforcement des moyens juridiques et de l’action politique pour lutter contre les discriminations depuis la fin des années 1990. Il l’est également à l’échelle municipale, où les acteurs publics tiennent davantage compte de la diversité des origines des habitants et, comme les cas de mobilisations relatés dans plusieurs chapitres en témoignent, se retrouvent contraints dans la pratique, face à ces mobilisations, d’admettre avoir pour interlocuteurs des associations représentant leurs membres sur des bases ethniques et raciales (pour un distinguo entre ces deux termes, voir le chapitre d’Anne-Christine Trémon). Si en France la question de la « diversité » est appréhendée de manière négative par les décideurs politiques et planificateurs urbains, qui y voient une manière euphémisée et illégitime de renvoyer aux origines ethniques 65, elle reçoit dans de tels contextes des interprétations plus positives, étant perçue comme un moyen de combattre le racisme. Comme le montre le chapitre final d’Aurore Merle, une dynamique communautaire se crée autour des enjeux sécuritaires, permettant de rassembler les résidents autour d’une cause commune ; mais cette démarche initialement ethnocentrée se transforme en un engagement associatif au sein du quartier et de la ville, et conduit à bousculer les a priori.

Longtemps minorité discrète, voire « migrants modèles 66 », l’émergence de problèmes publics, mais aussi la diffusion dans les médias de reportages négatifs concernant les normes d’hygiène dans les restaurants ou les pratiques touristiques contribuent à véhiculer des stéréotypes qui sont aujourd’hui de moins en moins acceptés par la population d’origine chinoise résidant en France. Ceux qui quittent aujourd’hui la Chine ne sont plus seulement en quête d’une ascension sociale par la migration, mais sont aussi des détenteurs de capitaux culturels et économiques, et de plus en plus, des globe trotters menant des vies transnationales 67. L’émergence de la Chine comme puissance économique globale modifie non seulement les perspectives et les stratégies de mobilités des immigrés chinois, mais pose également des défis liés à la formulation d’appartenances urbaines et aux conflits que peuvent générer la présence chinoise à différentes échelles.